Les Enquêtes: Les policiers sont de mauvais joueurs

« Pas de panique, lança Pervost en allumant la mèche d’un bâton de dynamite, ça doit fonctionner.
– Vous êtes certain que c’est une bonne idée? »
Mon collègue me fit taire en me mettant la main devant la bouche. Nous étions à plus de 3000 mètres d’altitude sur le mont Titlis dans la haute vallée d’Engelberg en Suisse centrale. Pervost soutenait dur comme fer que la raréfaction de l’oxygène en montagne n’empêcherait en rien l’explosion de son petit jouet. Une attente des plus angoissantes durant laquelle je revis certains épisodes de mon existence en accéléré aboutit au noircissement de nos faciès et à la destruction de nos jaquettes en tweed acquises à prix d’or chez Harrods lors d’un séjour londonien.
« Magnifique! clama Pervost en se débarrassant des restes de sa veste coûteuse et hors d’usage. Quel triomphe pour la science!
– Votre pantalon en toile de chez De Fursac est également anéanti, lui fis-je remarquer en apercevant de larges portions de son caleçon à rayures.
– Les efforts de trois longs mois d’études sur le rapport entre oxygène et combustion sont enfin récompensés. Merci de me le confirmer, Daniel. Je vais de ce pas écrire mon rapport. »

Nous rentrâmes au chalet où Kognakowsky et le professeur Schneider nous attendaient en jouant au jeu des sept familles. Le soviétique nous fit signe de nous taire, mais Pervost partagea verbalement sa découverte en plaçant violemment ses mains sur la table. Les joueurs sursautèrent et leurs cartes tombèrent devant eux.
« C’est rageant! s’emporta Kognakowsky, il ne me manquait que le grand-père Max Schrek pour avoir toute la famille mauvaise mine dans mon jeu.
– Et moi il ne me manquait que la fille, la petite Lolita si joliment illustrée pour avoir la famille Kubrick au complet, rajouta Schneider.
– Quel jeu c’était? demandai-je.
– Les sept familles du cinéma, répondit le soviétique.
– En tous cas, repris-je, je me demande bien comment vous faites pour y jouer à deux. Il faut être trois au minimum.
– Vous faites bien votre lit tout seul, répondit le professeur Schneider, alors qu’idéalement, vous savez comme moi qu’il faudrait être quatre. Un pour chaque coin. Et pourtant vous y arrivez bien. Comme quoi rien n’est impossible n’est ce pas? »
Je baissais la tête, honteux devant tant d’évidence et ouvris ma braguette. Mon geste provoqua un vif brouhaha qui agita le chalet ordinairement si calme.
« Doux Jésus! Daniel! Êtes-vous tombé sur la tête? demanda le professeur Schneider en prenant Kognakowsky par la main qui se débattit aussitôt.
– Pas du tout, répondis-je. Nous sommes venus ici pour réaliser une expérience. Elle est terminée. Tout cela m’a donné un peu chaud, surtout l’explosion alors je fais prendre l’air à mon intimité et j’en profite pour vous poser la question suivante: ferme-t-on sa braguette par pudeur ou pour ne pas attraper froid?
– C’est ridicule! rugit Schneider. On la maintient fermée par pudeur c’est évident.
– Ce qui est ridicule, rajouta Pervost, c’est que tout le monde se foute du résultat. Vous m’avez vu entrer avec les vêtements déchirés et vous n’avez même pas réagi. Alors je vous le répète, l’expérience est positive! Je pars me changer.
– Pour en revenir à votre braguette, Daniel, dit Kognakowsky en se tournant vers moi, je pense contrairement à mon collègue germanique qu’on la maintient fermée par peur des courants d’air car une braguette ouverte, qu’est ce que cela peut faire à la pudeur? D’ailleurs regardez… »
Le savant russe se leva et ouvrit sa braguette à son tour. Il se tourna vers le professeur Schneider qui se voila la face de sa main droite. Pervost revint dans le séjour à ce moment-là.
« Mais ça ne se fait pas! dit-il.
– Je le fais bien, répondit le russe.
– Alors moi aussi! s’extasia Pervost en détachant frénétiquement les boutons du blue-jean de rechange qu’il venait d’enfiler dans sa chambre.
– Moi je l’ai déjà fait, conclus-je. »
Nous nous tournâmes tous les trois vers le professeur Schneider qui se sentit obligé de défaire sa braguette à son tour. Horrifié par son propre geste, il s’arrêta à mi-chemin. Nous lui sautâmes dessus pour l’obliger à finir ce qu’il avait commencé. S’ensuivit alors une déplaisante séance de cris grotesques après quoi une sensation de soulagement visible put se lire sur le visage du professeur.
« Quand je pense à ce que j’ai perdu en vivant jusqu’à aujourd’hui coupé du monde par ce zip ridicule, dit-il en jouant à le faire monter et descendre à un rythme fantaisiste. Venez, allons tester dehors la crédibilité de notre trouvaille fantastique. »

Ce qu’il y a de bien quand on passe 24h00 en garde à vue pour outrage aux bonnes mœurs sur la voie publique, c’est que comme on est enfermé dans une seule et même cellule, on est bien obligé de faire des expériences et donc de travailler pour passer le temps, ce qui est une bonne chose pour notre association. On a voulu voir lequel de nous quatre ouvrait sa braguette le plus vite, mais ça n’a pas été apprécié. Pourtant il se trouve que c’est moi qui ai gagné. J’ai tout de suite enlevé mon pantalon que j’ai fait tournoyer au-dessus de ma tête à une vitesse folle pour manifester mon enthousiasme et c’est là qu’on m’a mis dans une cellule à part. J’imagine que les policiers avaient parié sur un autre que moi. J’affirme ici avoir prouvé par la réaction que ma victoire a suscitée que les policiers sont de mauvais joueurs.

Les Enquêtes: Le pique-nique

« C’est une charmante idée que j’ai eu là d’organiser un pique-nique avec vous trois, déclara le professeur Schneider, très fier de lui en accélérant le pas.
– Celle de récupérer votre thermostat de trois litres d’eau pétillante que vous avez placé dans mon panier le serait davantage, confiai-je en tirant la langue avec lassitude.
– Voilà bien votre logique Daniel. Je n’ai pas de panier, vous en avez un et vous voudriez que nous soyons deux à porter quelque chose alors qu’il est possible d’épargner cette corvée à l’un d’entre nous. Votre égoïsme fait peine à voir…
– Il serait encore plus égoïste de ma part de garder le panier pour moi tout seul. Je pense que nous devrions alterner le transport de celui-ci, mon cher. »
Le professeur Schneider ne répondit rien et s’éloigna discrètement en faisant mine de s’émerveiller devant un champ de coquelicots situé sur notre chemin.

Kognakowsky et Pervost marchaient derrière nous en débattant avec conviction sur les origines du pique-nique. Leurs points de vue respectifs étaient évidemment en opposition. Pervost déclara:
« Mon ami, je pense que le pique-nique est le summum de l’évolution. C’est un luxe qui a mis des siècles à se mettre en place. Une pratique des plus modernes qui caractérise une fois de plus la suprématie de l’homme sur le règne animal. A-t-on jamais vu un rouge-gorge descendre du nid pour aller nourrir ses oisillons dans l’herbe quand arrivent les beaux jours?
– Balivernes! répondit Kognakowski. Pervost, le pique-nique est le retour à l’état sauvage. On a commencé par manger dehors pour ensuite bâtir dans les foyers des zones prévues à la dégustation. Et vous voudriez me faire croire qu’il s’agit là d’une pratique moderne? Laissez-moi rire…
– Je maintiens que ne peut s’offrir le luxe de manger dehors que celui qui s’est battu pour connaître le confort qu’il pourra ensuite délaisser temporairement. Comment voulez-vous que nos ancêtres aient eu le loisir de sortir quand l’intérieur n’existait pas? »
Furieux, le savant russe singea la démarche d’un homme de Cro-Magnon et bouscula Pervost qui n’ouvrit plus la bouche de la journée.

Nous nous étions mis d’accord pour un terrain légèrement en pente au bord d’une rivière avec un champ de vaches brunes à proximité pour avoir l’impression d’être encore plus nombreux. Le professeur Schneider sortit un sandwich de sa poche qu’il posa dans l’herbe et j’installai le saladier sur une nappe blanche à carreaux rouges que Pervost m’aida à déplier. Kognakovsky ouvrit son sac pour en sortir du poulet froid et un grand bol de mayonnaise. Schneider fouilla brusquement dans mon panier pour se saisir du thermostat auquel il bue une fort lampée sans prendre la peine d’utiliser un gobelet en plastique et laissa échapper un rot tonitruant en ouvrant bien grand la bouche pour en faire profiter l’assistance. Tout le monde se retourna y compris les vaches qui se rapprochèrent avec indignation. Le bougre souriait, la bouche toujours ouverte et se massait le ventre avec satisfaction.
« Le comportement que voici est inacceptable, déclarai-je d’un ton contrarié.
– Ben quoi? s’étonna le malappris en lâchant un deuxième rot d’une puissance moindre que le précédent, mais suffisante pour me faire monter la moutarde au nez.
– Vous n’avez rien à faire avec nous, hurlai-je. Partez d’ici!
– Où voulez-vous que j’aille manger? Dehors avec les bêtes? » répondit le professeur en regardant les vaches avec malice.
Nous prîmes sur nous pour passer outre la vulgarité de notre camarade et nous installâmes sur la couverture. Après tout, c’est lui qui avait organisé le repas, il eut été absurde de proscrire sa présence. J’avais préparé une salade de riz avec du thon et des tomates fraîches qui fut engloutie rapidement. Les problèmes arrivèrent au dessert: une tarte aux myrtilles qui fut aussitôt le centre d’attraction d’un essaim de guêpes passionnées. Nous eûmes heureusement le réflexe de rouler en galipette jusqu’à la rivière. Un fois dans l’eau, Kognakovsky joua à passer entre mes jambes à la nage avant de ressortir. Il était temps, nous étions déjà inquiets de son absence. Celui-ci sourit bêtement en mettant ses mains en éventail d’un air désolé.
“Et bien messieurs, lança Schneider, je crois que notre pique-nique est à l’eau.
– Votre humour est un peu déplacé, commentai-je. Nos vêtements sont fichus, voilà qui est fort désobligeant.
– Allez-donc sur l’autre rive me tendre la main pour me faire sortir au lieu de dire des âneries, ordonna Schneider.
– Vous êtes odieusement directif » me plaignais-je en nageant sur le dos.
Schneider en profita pour m’attraper les pieds et se laisser traîner jusqu’à la rive. J’escaladai la berge en haletant comme un animal et tendis ma main droite au professeur qui failli me faire perdre l’équilibre. Nous essorâmes nos vestes et nous allongeâmes dans l’herbe avant de repartir, histoire de reprendre notre souffle.
« Nous avons eu le temps d’avaler le salé, lança Kognakowsky, c’est déjà ça.
– Je voulais de la tarte, s’insurgea Schneider. Je ne suis pas satisfait.
– Vous êtes difficile, dis-je. Estimez-vous heureux de ne pas être couvert de piqûres, nous aurions pu manquer de réflexe. Et vous Pervost, vous ne dites rien depuis un moment…
– Il boude, répondit Kognakowski. Il n’a pas supporté que j’imite un primitif pour me moquer de sa théorie. »
Pervost leva les yeux au ciel et nous rentrâmes.

Sur le chemin du retour, les éternuements fusaient car des vêtements mouillés sur des corps d’âge mûr, voilà qui ne pardonne pas.
« Tous ça, c’est un peu votre faute, se plaignit Schneider en me regardant.
– Pourquoi dites-vous cela ? m’offusquai-je.
– Si vous ne vous étiez pas donné en spectacle pour essayer de me chasser, je suis persuadé que les guêpes seraient restées calmes.
– C’est un peu fort ! C’est vous qui avez fait le plus de bruit je vous signale !
– Il suffit ! Je n’écoute pas ce que vous me dites et sachez que je ne vous en veux pas du tout. Prenez plutôt exemple sur notre ami Pervost. On peut lui dire tout ce qu’on veut, il ne réagit pas lui au moins, n’est ce pas vieille pelure de melon ? »
Pervost ne répondit rien, mais se rua sur le professeur la tête la première. Cette dernière s’enfonça dans le ventre du savant germanique et les deux hommes roulèrent au sol tels deux écoliers se chamaillant pour une histoire de billes. Kognakowsky et moi-même tentâmes de les séparer, mais nous ne réussîmes qu’à recevoir des coups. Pervost était hystérique. Ayant accumulé de la rancœur durant toute l’après-midi, il se faisait une joie de libérer son stress en frappant quiconque se trouvait à portée de sa main. Je reçus une droite au menton et Kognakowsky un formidable coup de genou en plein ventre. La situation n’était plus de notre âge et nous dûmes rapidement cesser la querelle, haletant comme des chiens.
« Nous voilà dans un bel état, observai-je, qu’allons-nous dire à nos femmes ?
– Je n’en n’ai pas, précisa Pervost.
– Voilà qui n’est pas étonnant… » rajouta Kognakowsky.
Pervost leva la main et je voulus m’interposer, mais nous tombâmes tous les quatre au sol dans la confusion et roulâmes sur le terrain en pente jusqu’à une petite marre situé sur le bord du chemin. Nous avions essoré nos vestes pour rien et il ne nous restait plus qu’à recommencer. J’ai détesté ce moment.

Les Enquêtes: Les portables

« Allo ?
– Pardon ?
– Allo ?
– Mais je suis là !
– Je ne vous parle pas monsieur. Allo ? Mais non ! C’est à vous que je parlais. Non ! Sauf pour la dernière phrase !
– Mais décidez-vous, je ne comprends rien
– Silence !… Allo ? Je ne vous entends plus ! Mais ça n’est pas à vous que je demandais de faire silence, voyons…
– Ah ! Donc je peux parler ?
– Mais allez-vous vous taire !
– Il faudrait savoir ! »

Voilà en gros le type d’échange qu’on peut entendre entre un utilisateur de kit mains libres et un être humain. Schneider et Pervost en ont eu pour leurs frais ce matin. Alors que nous cherchions ensemble une bibliothèque réputée pour le confort de ses coussins dans la zone jeunesse, nous avons aperçu un drôle de bonhomme qui parlait tout seul. Mes deux compères voulant en savoir plus m’ont alors abandonné, mais j’ai pu suivre leur conversation d’une oreille que je vous rapporte ici (la conversation, pas l’oreille).
« C’est quoi ? demanda Pervost.
– Visiblement ça marche sur deux jambes… répondit Schneider d’un air détaché.
– Croyez-vous que ça parle ?
– Naturellement, sinon, ça ne serait pas dans une bibliothèque.
– Je vous arrête, mon cher. Ici on lit. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire d’être doué de l’usage de la parole pour savoir lire. Oseriez-vous prétendre qu’un sourd muet est obligatoirement analphabète ?
– Je ne dis pas ça, mais regardez, ça ouvre la bouche… »

Mettant provisoirement un terme à la discussion, le drôle de bonhomme se mit à parler tout seul.

« On verra plus tard, chuchotait la chose, je suis dans une bibliothèque.
– Il est surtout grotesque, commenta Pervost à voix basse.
– Il doit avoir ses raisons, l’excusa Schneider. Il parle peut-être à son ventre qui lui réclame quelque nourriture?
– Ou alors il parle à ses impulsions. Il a envie de jouer du saxophone ou de manger du museau en gelée, mais il est dans une bibliothèque, alors il le signale à voix haute pour s’en persuader lui-même.
– Du museau en gelée ? s’affola l’allemand.
– Ou bien des pieds de porc à la confiture de mangue, rugit Pervost. Ne faites pas l’idiot, Schneider, vous voyez très bien de quoi je parle. Ne pensez-vous pas que la situation est déjà suffisamment terrifiante ?
– Pardonnez-moi, fit l’autre. On voit bien que nous n’avons pas les mêmes habitudes. Chez moi, on penserait plutôt à du lard aux œufs ou à du saucisson à l’ail.
– Chut ! » firent quelques lecteurs agacés en fusillant du regard mes camarades penauds.

Le drôle de bonhomme avança vers un rayon alors que Pervost ne s’y attendait pas. Ce dernier étouffa un gémissement d’effrois. Schneider prenait sur lui, mais la terreur se lisait sur son visage. Le type prit un volume qu’il manipula et le reposa aussitôt. Il passa la main dans la poche intérieure de sa veste et marcha précipitamment vers la sortie. Mes camarades marchèrent sur ses traces. Je vis le drôle de bonhomme par la fenêtre qui parlait tout seul. Il tenait quelque chose à la main et fut rapidement rejoint par mes acolytes. Je ne pouvais suivre la conversation, mais celle-ci semblait plutôt animée. Le type faisait de grands gestes pour faire taire Schneider et Pervost qui étaient en train de lui parler tous les deux en même temps. Le bonhomme parlait aussi, mais il n’avait pas l’air de leur répondre si l’on en croit son regard braqué vers le sol.

Mes deux amis ont fini par jeter l’éponge et sont venus me rejoindre dans la bibliothèque.
« Alors ? demandai-je.
– Il semble corrompu par quelque symptôme inconnu, expliqua le professeur Schneider.
– Sa vie est-elle en danger ? m’inquiétai-je.
– Je ne pense pas. Le mieux est d’appeler une ambulance.
– Regardez ! cria Pervost soudainement sous la huée des autres lecteurs. Il s’en va !
– Bon sang ! fit Schneider. Nous ne saurons jamais de quel mal souffrait cet animal ! »

C’est beaucoup plus tard que nous apprîmes l’existence du kit mains libres, mais nous ne savons toujours pas pourquoi ces drôles d’animaux qui les utilisent déambulent de la sorte en plein centre-ville.

Les Enquêtes: Les trains

Aujourd’hui, nous nous sommes jetés à l’eau. Il fallait bien que quelqu’un se penche un jour ou l’autre sur cette question délicate : pourquoi les gens se lèvent-ils en avance pour descendre du train ?

Plusieurs théories sont à envisager.

La première : les gens ont envie de faire caca tous en même temps. Affolés à l’idée de rester debout sans bouger dans un tel état, ils se jettent vers la porte le plus tôt possible pour éviter d’attendre à l’arrivée.

La deuxième : les gens sont manipulés par quelqu’un ou quelque chose. Ils perdent conscience, sont hypnotisés par un ultrason et se dirigent vers la porte. Ils reprennent alors conscience une fois sur le quai et restent un peu ébahis quelques minutes. C’est pour cela que c’est toujours plus ou moins mou du genou quand on essaye de traverser la gare dans ces moments-là.

La troisième : les gens sont bêtes. Ils ne savent pas du tout pourquoi ils se lèvent. C’est d’ailleurs probablement la théorie la plus plausible.

Il nous fallut donc prendre un train. Nous étions tous les quatre entre la gare de Bourges et celle de Paris Austerlitz quand une vieille dame s’est levée soudainement de sa place.
« Où sommes-nous ? demanda Schneider.
– Nous venons de passer la gare des Aubrais, répondit Kognakowsky.
– Les Aubrais ? demandai-je.
– Oui, nous sommes au niveau d’Orléans, reprit le soviétique.
– C’est terrible ! commentai-je.
– C’est affolant, renchérit Schneider.
– C’est pire que la télévision, conclut Pervost en simulant un renvoi.
« Madame, intervins-je d’une voix très remontée, ce que vous faites est extrêmement troublant pour les jeunes yeux qui vous regardent. Voyez cette petite fille, elle va croire que le train a un problème si vous essayez de descendre en pleine voie.
– Pardon ? demanda la dame à la dent jaune et à la fesse fripée (enfin, pour la dent, ça saute aux yeux, mais pour le reste, ça n’est pas dur à deviner).
– Je dis que vous allez vous rasseoir bien sagement sans faire d’histoire, répondis-je en élevant ferment la voix.
– Oh ! »
La vieille ouvrit de grands yeux et prit les autres passagers à témoin. Tout le monde avait l’air de s’en foutre. Un petit vieux glissait subrepticement l’air de rien la main dans son pantalon pour soulager une crise de psoriasis anale très violente tandis qu’un garçonnet d’à peine huit ans versait le contenu d’une canette de jus d’orange dans l’espace séparant la chemise de sa petite sœur de la nuque de celle-ci. Mes acolytes se levèrent pour donner plus de poids à mon discours et la vielle calamité crut en toute légitimité à une intervention musclée des forces de l’ordre.
« C’est une honte ! cria-t elle en allant se rasseoir. De mon temps, on s’occupait d’avantage de remettre en place le relâchement d’une jeunesse par trop négligée que d’importuner de la sorte les personnes d’âge respectable telles que moi.
– On va déjà vous faire respecter certaines règles élémentaires de savoir vivre, rugit Schneider au monticule de chaire usée qui tremblait dans son fauteuil en retenant à grand peine un jet d’urine ô combien salvateur. On voyage assis, c’est comme ça. Les portes ne s’ouvrent pas entre les gares.
– Alors tenez-vous tranquille, rajouta Pervost, parce qu’on ne raffole pas des marioles par ici. C’est clair ? »
Un hurlement se fit entendre à l’autre bout du wagon. Visiblement, Kognakowski ne supportait pas de voyager debout et la durée de la confrontation avec l’immondice du troisième âge était venue à bout de sa résistance. Les éventails de son cœur palpitèrent de travers et le sympathique croissant au beurre absorbé en région Centre quelques heures plus tôt refit brusquement surface au fond de sa gorge sous une apparence nouvelle et déroutante. Le savant russe s’était rué vers les cabinets, mais le croissant au beurre fut le plus rapide. Un contrôleur alerté par le bruit fut aspergé en plein visage et tout le monde se tourna vers le spectacle en poussant diverses exclamations assez bruyantes et surtout riches de signification.

Pervost continuait à sermonner la dame en la frappant au crâne à l’aide de son porte feuille et j’étais allé me rasseoir avec Schneider qui s’endormit instantanément. J’étais un peu vexé car je comptais sur lui pour parler d’autre chose. Entre nous ces histoires de vomi et de vieille rouée de coups par mon camarade commençaient à me donner mal à la tête. En plus elle venait de perdre connaissance et Pervost était aux prises avec trois contrôleurs assez costauds. Kognakowski étaient à genoux au dessus de la cuvette des cabinets et Schneider commençait à ronfler bref, c’est pour ça que je me suis levé et dirigé vers les portes du wagon pour être le plus loin possible de mon petit groupe qui me décevait au plus haut point. C’est à ce moment là que j’ai entendu une voix dans mon dos qui disait :
« Assis monsieur ! »

Les Enquêtes: Trois heures sur le trône

La semaine dernière, j’ai pris le train pour Marseille dans un but professionnel. C’est du moins ce que j’ai dit à mes collègues pour faire passer le billet en note de frais. Je leur ai dit que j’allais prélever des échantillons d’une plante poussant dans le sud pour faire des analyses alors qu’en réalité j’avais simplement envie de me baigner.
A peine parti, j’ai senti qu’un besoin pressant me commandait de me diriger urgemment vers les toilettes de mon compartiment. Bien mal m’en prit car j’ai du pour ce faire contourner le postérieur d’une vieille dame de gabarit massif qui bloquait le couloir. Ce contact odieux m’a rappelé que jamais au grand jamais je ne devrai dépasser les soixante-quinze kilos car s’il est une situation embarrassante, c’est bien celle où l’on bloque les autres parce qu’on est trop gros. Elle arrive dans le classement des situations embarrassante juste derrière celle où, se croyant seul dans une pièce on se met à quatre pattes en miaulant (n’ayez pas honte, on l’a tous fait !) et en tournant la tête, on aperçoit sa femme rentrée à l’improviste qui refusera par la suite d’argumenter avec vous de quelque manière que ce soit.
Une fois sur le trône, j’ai laissé mon esprit partir un peu où il le voulait comme on le fait souvent dans ce genre de situation et celui-ci m’a transporté dans un pays merveilleux où les animaux dominent les hommes. Je me voyais brouter paisiblement dans une prairie en fleur tandis que mon chien resté seul à la maison faisait tout le sale boulot.
Les problèmes ont commencé quand j’ai voulu sortir de la pièce. Impossible. Moi : Jérôme Daniel, chercheur professionnel sur les phénomènes inexpliqués coincé dans les toilettes d’un train entre Paris et Marseille. Voilà qui est officiellement inacceptable et pourtant, c’est bien ce qui est arrivé. Je me suis dit: de deux choses l’une. Ou bien je tambourine comme un forcené sur la porte jusqu’à ce que quelqu’un daigne venir à mon secours auquel cas je risque fort de passer pour un piètre agitateur voulant se donner en spectacle, ou bien je prends mon mal en patience et attends d’être arrivé à Marseille où, je l’espère, on ouvrira la porte ne serait-ce que pour aérer la pièce (ça doit bien faire partie des mesures d’hygiène en vigueur, non ?). Je me suis mis à rire tout seul en imaginant la tête du type qui ouvrirait la porte avec son passe (ils ont forcement un passe sinon je suis foutu !) et qui me trouverait là, jambes croisées et bras derrière la tête comme je le fais souvent. C’est d’ailleurs cette position négligée qui m’a valu un rattrapage à l’oral pour le baccalauréat. Il faut dire que je préfère me mettre à l’aise quand on me pose une question car je sais qu’ensuite, je vais devoir me concentrer pour y répondre. Alors autant se détendre et penser à autre chose pendant qu’on la pose, c’est à mon sens le meilleur moyen pour garder son calme. Enfin, ça n’a pas vraiment plu, mais c’est sans importance, je ne voulais pas vous parler de ça maintenant.
Au bout d’une heure, je me suis dit que c’était triste de rester tout seul sans voir dehors alors que la campagne française est si belle. J’ai donc essayé d’enfoncer la porte des toilettes. Je me suis luxé l’épaule droite. Une voix lointaine ma demandé si tout allait bien. J’ai répondu que oui car je ne voulais pas me faire remarquer. Finalement, j’ai sorti une allumette qui traînait dans ma poche et je l’ai craquée contre mon pantalon. J’ai ensuite attendu le plus longtemps possible tout en chronométrant ma performance. Il se trouve que je ne me suis brûlé les doigts qu’au bout de trente et une secondes, ce qui est remarquable ! Il me fallait ensuite trouver un nouveau jeu pour m’occuper car je n’avais qu’une seule allumette et tous mes magazines étaient restés dans mon sac qui lui-même était resté à ma place. Il ne me restait plus qu’une seule solution. Vous l’aurez tous deviné, je parle évidemment de concours d’apnée. J’ai regardé ma montre et j’ai retenu ma respiration. Dix secondes. Trente secondes. Une minute. La vache ! Je ne pensais pas être capable de retenir ma respiration aussi longtemps ! Une minute trente. Grand trou noir. Plus rien. Je me suis réveillé à l’hôpital Saint-Joseph de Marseille. Ce que m’a dit le type qui semblait être le médecin en chef à mon réveil m’a sidéré : « Ne jouez plus à ça monsieur, c’est très dangereux. »
Comme si j’avais fait exprès de me retrouver enfermé dans les toilettes ! Il est des moments où l’on se sent entouré d’êtres irresponsables. Comment voulez-vous vous sentir en sécurité dans un monde pareil ? J’ai voulu me fixer des buts pour oublier cette horrible journée gâchée par l’incident du médecin, mais en sortant de l’hôpital, je me suis senti vidé. Heureusement qu’une gamme de chocolat en poudre aromatisé à la banane vient d’être mise sur le marché.

Les Enquêtes: Ronds de serviette

« Kognakowsky, vous êtes une belle raclure, lançai-je en giflant mon acolyte de mon gant de cuir.
– Vous en êtes un autre, rétorqua celui-ci en renversant la table.
– Messieurs, s’écria la serveuse en accourant, au nom du ciel, que s’est-il passé ?
– Ce qu’il s’est passé ? répondis-je. Je vais tout vous dire. »

Je pris la serveuse sur mes genoux sous le regard envieux de mon camarade et lui expliquai comment une simple divergence de point de vue sur l’usage exact des ronds de serviette nous avait amené à nous chamailler dans ce restaurant.

Nous étions, Kognakovsky et moi-même au téléphone en début de journée, pour nous donner réciproquement quelques nouvelles fraîches telles des œufs de poule venant d’êtres pondus. Au cours de la conversation, j’ai cru entendre un petit cri dans le combiné. J’ai demandé à mon camarade s’il se sentait bien, mais n’obtenant aucune réponse, j’ai fini par aller directement chez lui. J’ai sonné sans succès à sa porte que j’ai fini par enfoncer (c’est une de ces vieilles portes en bois risibles qui protègent à peine du vent). Quelle ne fut pas ma surprise de trouver Kognakovsky, illustre savant soviétique de son état, pendu au lustre de son propre séjour !
« Et bien ? demandai-je. On cherche à m’impressionner ?
– Pas du tout, répondit mon interlocuteur.
– Alors expliquez-moi ce que vous faites au plafond !
– Je sauve ma vie et vous feriez bien d’en faire autant.
– Je refuse catégoriquement de me donner en spectacle comme vous le faites et j’affirme que ma vie n’est pas en danger au niveau du sol. Descendez maintenant !
– Mon pauvre ami. On voit bien que vous n’êtes pas au courant…
– Au courant de quoi ?
– Regardez sur la table, vous allez comprendre. »
Je m’exécutai pour ne distinguer nettement qu’une assiette vide, un verre à pied et des couverts. J’en dressai la liste à Kognakovsky pour avoir la paix.
« Vous le faites exprès ? rétorqua celui-ci.
– Je ne comprends pas.
– Dites plutôt que vous ne voulez pas comprendre. Regardez à nouveau. Vous oubliez le principal, mon ami.
– Je peux encore vous parler d’une corbeille de pain et d’une serviette de table. Serait-ce le pain qui vous met dans cet état ?
– Non. L’autre.
– La serviette ?
– Pas exactement.
– Vous êtes fatiguant. Soyez précis, voulez-vous ? De quoi parlez-vous exactement ?
– De ce qu’il y a autour de la serviette et qu’il me répugne de nommer.
– Le rond ?
– Ha ! Non ! Pas ça ! »
Kognakowsky s’agita et le lustre chavira dangereusement en faisant du bruit. Je m’approchai pour le récupérer en cas de chute.
« Allons mon vieux, vous n’êtes plus un enfant. Il faut prendre sur vous que diable ! Naguère je ne supportais pas qu’on prononce le mot farouche en ma présence. J’imaginais de suite une sorte d’enfant sauvage vivant dans le désert avec des cheveux rouges et un visage de porc. Et bien j’ai pris sur moi et je vous conseille d’en faire autant avec les ronds de serviette.
– Non !
– Si !
– Non !
– Rond de serviette ! Rond de serviette ! Rond de serviette !
– Arrêtez bon sang ! C’est odieux ! »
Je simulai un départ en faignant de tourner les talons, geste d’une élégance rare que je ne réussis que très rarement à exécuter sans tomber à la renverse. L’autre me rappela aussitôt.
« Ne me laissez pas tomber Daniel, nous avons vécu tellement de choses vous et moi. Si vous partez je suis foutu. Détruisez cet objet maudit, je vous en conjure !
– Expliquez-moi en quoi il vous menace et je me ferai un plaisir de l’exterminer.
– Pas ici…
– Alors descendez !
– Je ne peux pas.
– Je vais vous aider ! »
Je saisis l’objet que je séparai de la serviette propre (heureusement, sinon, je n’y aurais pas touché) et le jetai de toutes mes forces sur Kognakovsky. Ce dernier hurla comme un forcené et chuta brutalement sur un tapis persan aux couleurs criardes. Il chercha l’objet de son angoisse que je dissimulai aussitôt dans ma poche. Je lui proposai de l’emmener manger quelque part pour qu’il me donne les tenants et les aboutissants de cette singulière histoire.

Nous entrâmes dans le restaurant où nous sommes encore et c’est là que les choses ont commencé à dégénérer.
« Nous sommes au calme, confiai-je, vous pouvez parler maintenant.
– Et bien, répondit mon camarade, je pense qu’il y a un énorme quiproquo sur l’usage pré-établi des ronds de serviette.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que l’usage qu’on pourrait, qu’on devrait, qu’on va devoir en faire est absolument terrifiant.
– Mais encore ?
– Je ne regarde plus mon rond de serviette de la même manière depuis ce matin.
-Vous faites bien des mystères.
– Il vaut mieux que je n’en dise pas plus. Vous n’aimeriez pas ce que je pourrais vous dire.
– Alors ne dites rien.
– Merci.
– Et vous vous en êtes rendu compte pendant que je vous parlais au téléphone ?
– Tout à fait. J’ai pris peur en voyant qu’il m’attendait sur ma table et je me suis réfugié où je pouvais.
– Sur votre lustre…
– Il valait mieux sur mon lustre que dans votre postérieur… » plaisanta le soviétique.

La serveuse nous regarda d’un air stupide.
« C’est à ce moment que nous nous sommes emportés et que vous êtes arrivée mademoiselle. Mais je sens que les tensions retombent. Nous allons régler la note et prendre congés. Encore pardon pour la table. »

Nous remîmes tout en place avant de partir et je serrai la main de mon collègue psychopathe avec son propre rond de serviette en guise de bracelet. Émeute générale devant le restaurant.