Les Enquêtes: Coquillages

« Pervost, vous ronflez ! dis-je en continuant à fixer la mer.
– Pardon ? répondit mon camarade en se réveillant mollement.
– Je dis que vous ronflez et que cela gâte mon plaisir.
– Quel plaisir ?
– Celui de regarder le mouvement des vagues.
– C’est trop fort ! dit Pervost en se redressant sur sa serviette de plage. Premièrement : je ne ronfle pas, ou si peu. Deuxièmement : je ne vois pas en quoi les ronflements que vous croyez entendre pourraient vous déranger.
– J’aurais dû faire la même chose quand vous lisiez hier soir, au camping…
– Ne me faites pas rire. On ne ronfle pas sur commande. De plus, la lecture nécessite de la concentration. Beaucoup de concentration.
– L’observation des vagues aussi.
– Moins.
– C’est votre point de vue. Pas le mien.
– Cessons cette discussion stupide. Vous avez tord, j’ai raison. Point. Il n’y a pas à discuter. Parlons plutôt des coquillages.
– Les coquillages ?
– Oui. Nous savons tous qu’en collant son oreille contre l’orifice d’un coquillage, on entend le bruit des vagues.
– Tant que personne ne ronfle à côté, oui.
– Bon. Nous sommes allongés sur le sable, face à la mer, avouez que l’expérience est tentante.
– Quelle expérience ?
– Celle qui nous permettrait de connaître le cri du coquillage. Sot !
– Pardon ? demandai-je en sortant la bouteille d’eau pour mon camarade que je suspectai de souffrir de déshydratation.
– Daniel, ne faites pas l’enfant. Puisqu’on entend la mer via un coquillage, il doit être possible d’entendre un coquillage via la mer. Il suffit pour cela de plonger à la recherche d’un orifice et d’y coller son oreille.
– Que faites-vous de l’eau ? demandai-je en sortant un tube de protection solaire.
– L’eau ? dit Pervost en saisissant la bouteille que j’avais posé à côté de lui et qu’il vida d’un seul trait. Merci, ajouta-t-il, ça fait du bien.
– Pas celle-ci ! dis-je. L’eau de mer. Vous savez que l’eau déforme le son.
– Par tous les diables ! J’avais oublié ! hurla Pervost.
– Moins fort ! m’offusquai-je en essuyant la crème protectrice qui m’avait jailli sur le visage.
– Vous avez trop appuyé sur votre tube, en effet, observa Pervost.
– Je parlais de vos cris stridents. Vous m’avez fait peur et j’ai fait un faux mouvement. Parlez moins fort !
– Taisez-vous ! hurla Pervost encore plus fort. Je viens d’avoir une idée. Une idée de génie.
– Celle de parler par gestes serait la bienvenue… Surtout pour mes oreilles !
– Oubliez vos oreilles ! Je vais fabriquer un appareil qui traduit les sons aquatiques en sons distincts. »
Refusant d’en entendre d’avantage, j’allai me baigner aussi sec.

Nous étions réunis le soir-même sous la tente de Kognakowsky pour assister à la démonstration. Le maître des lieux, le professeur Schneider et moi-même étions assis d’un côté sur des chaises pliantes, tandis que Pervost était debout de l’autre côté, face à une table sur laquelle reposaient un récipient rempli d’eau ainsi qu’un curieux appareil, visiblement bricolé à la va-vite.
« Y a-t-il un risque d’explosion ? demanda Kognakowsky, inquiet pour la toile des murs.
– Pas le moins du monde, le rassura Pervost d’une voix confiante. Je vais mettre la tête dans ce grand saladier et vous parler à travers ce micro étanche que vous voyez attaché à mon oreille et que je compte utiliser à l’intérieur d’un orifice sous-marin si l’expérience est concluante.
– Et ensuite ? demanda Schneider en se massant les jugulaires de la main droite d’une façon très agaçante (l’une avec le pouce et l’autre avec l’index).
– Ensuite vous allez me faire le plaisir de fermer votre braguette, nous ne sommes pas en Suisse. (cf : l’épisode Les policiers sont de mauvais joueurs) Et j’affirme que ma voix sortira de façon audible par le petit haut parleur situé au centre de l’appareil que vous voyez sur cette table.
– Balivernes ! commenta Schneider en atténuant les courants d’air de son entre-jambe par le geste attendu. Nous entendrons des bruits déplaisants si votre micro ne se détériore par entre temps au contact de l’eau…
– Tendez votre oreille avant de porter un jugement. Je commence l’expérience. »
Pour renforcer notre concentration et peut-être aussi pour nous faire peur (quel grand gamin!), Pervost souffla sur la seule bougie qu’il avait acceptée dans la tente. Au bout d’un certain temps, un brouhaha se fit entendre. Comme lorsqu’on souffle avec une paille dans un verre d’eau. L’expérience s’éternisant, j’allumai mon briquet pour voir ce qu’il se passait et nous comprîmes que Pervost n’arrivait plus à sortir sa tête du saladier. Nous nous jetâmes sur lui pour le libérer. Après avoir repris sa respiration, Pervost entra dans une colère noire et se jura de porter plainte contre l’entreprise qui fabriquait des saladiers où l’on ne peut même pas passer la tête. Il déclara que puisque nous avions entendu ses appels aux secours dans l’appareil de transcription, cela signifiait que l’expérience était positive.

Le lendemain matin à l’aube, nous étions, sur ordre de Pervost, à bord d’une barque en pleine mer pour assister à un nouveau triomphe de la science.
« Mes amis, s’exclama le maître de cérémonie en se levant au milieu de la barque, ce qui fit dangereusement chavirer cette dernière, vous allez assister à un événement sans précédent. L’appareil placé sur les genoux de notre ami Daniel va vous révéler dans un instant le cri du coquillage que vous serez les premiers à entendre. Je vous quitte pour mieux vous retrouver dans quelques minutes et ainsi partager votre joie. »
Pervost plongea sans plus attendre. Nous demeurâmes tous les trois dans la barque et une violente envie d’être ailleurs se manifesta par une série de respirations angoissées. Au bout de plusieurs secondes qui me parurent longues comme un remboursement de la SNCF, la voix du professeur Schneider me fit sursauter en me posant la question suivante :
« Daniel, est-il normal que le micro soit aussi sur vos genoux ? »
Pervost qui réapparut au même instant répondit à ma place par un grognement et s’empara du précieux objet avant de retourner dans les profondeurs sous-marines, non sans avoir entraîné avec lui l’appareil de transcription dont un câble de connexion s’était emmêlé à la jambe gauche du plongeur.

Le stand de saucisses-frites situé derrière le camping fut le moyen idéal pour oublier cette histoire et prendre du poids.

Laisser un commentaire