Chapitre huit : Le match de Moulinex
Le vent soufflait dans la cour des Tomates Cuites. Deux jeunes sixièmes mâles éprouvaient leur force mutuelle en s’agrippant et en chahutant dans une atmosphère de rires enfantins. La brume se dissipa et la silhouette de notre gang se distingua, au loin dans les dernières vagues d’encre d’une mer nocturne au prolongement caractéristique de la saison des moufles. Les gamins s’écartèrent en hâte de notre route. Nous commencions à avoir une sacrée réputation dans le collège, ce qui n’était pas pour nous déplaire.
« Quatorze, quinze à tout casser ! lança Daniel, réchauffant l’instant de sa voix puissante.
– Et moi je te dis qu’avec le sac à patates qui te sert de ventre, tu en as au moins pour vingt secondes ! rétorquai-je.
– Tu veux parier ? Compte ! » aboya Daniel en démarrant comme une fusée.
Le garçon longea un mur épais sur les trente premiers mètres, renversa une fillette qui encombrait sa route et traversa le préau comme s’il se rendait de son lit à la fenêtre de sa chambre, les jours où sa moquette n’est pas recouverte de compote à la mirabelle. Le tour de la cour parcouru (but qu’il s’était fixé), il finit par nous rejoindre, sourire aux lèvres, en réclamant son score.
« Combien ? plaça-t-il entre deux expirations.
– Trois cocas light, format XL » lui renvoyai-je d’un air serein.
Ma réponse, accompagnée d’un clin d’œil provoquant, fit tourner la bile de Daniel en mayonnaise à l’huile d’olive. Comprenant que son temps n’avait pas été homologué, il me sauta à la gorge en lâchant des injures dégradantes.
« Vingt-huit secondes pour faire le tour de la cour, non mais regardez-moi cette bande de mauviettes, lança Alex, un copain qui est très costaud.
– Ha ! Tu vois ! rétorqua Daniel à mon intention. Je ne mets pas vingt secondes, tu avais tord!
– Je t’ai vu Daniel, reprit Alex, j’ai compté, et je t’ai trouvé lamentable. Tu peux aller te rhabiller ! »
Ça, Daniel, ça lui a pas plus. Il a regardé Alex et il lui a dit :
« De toute façon, vous, les troisième quatre, avec vos tronches de gogols et votre odeur de chaussette, vous n’êtes bon qu’à gagner des matchs de Hand.
– Ha ouais ? répondit Alex. C’est toujours mieux que d’avoir un physique d’insecte, on peut faire un match d’autre chose, si tu veux…
– Ça te dirait une partie de Moulinex?
– D’accord, mais vous n’arriverez même pas à nous marquer un seul point. Et si vous y parveniez, je m’engage à passer te prendre tous les matins pour porter ton sac jusqu’au collège pendant une semaine.
– Pari tenu ! Si je perds, ce sera pour ma pomme. »
Alex éclata de rire et s’en alla en se dandinant d’une façon tout à fait scandaleuse.
« Tu… tu es malade ? lança Dimitri.
– Ne vous inquiétez pas, j’ai un plan… »
A dix-sept heures trente, deux équipes étaient réunies sur le terrain de sport du collège. Nous étions bien sûr équipés de bottes en métal pour la partie car, comme son nom l’indique, le mach de Moulinex se joue avec un robot broyeur en marche. J’étais plutôt sceptique. Je n’avais, personnellement, aucune idée du plan de Daniel.
L’arbitre annonça le début de la partie. Alex se rua vers nos buts. Notre gardien, Siegfried, transpira à très grosses gouttes. De son côté, Dimitri tenta lamentablement de neutraliser Alex, mais il perdit l’équilibre et s’étala de tout son long sur le petit Grégory, son coéquipier de défense. De douleur, le garçonnet se mit à gémir tel un agneau…
L’équipe des King, dont Alex était le capitaine, marqua le premier point. Il fut d’ailleurs le début d’une série de quinze points tout aussi humiliants les uns que les autres pour la Cheese Cake, à savoir notre équipe. Les regards haineux envers Daniel se multipliaient…
« Je pense que c’est le moment ! » annonça-t-il.
Le jeune homme pressa une touche de la petite télécommande qu’il venait de sortir de sa poche. Des pièges commencèrent à apparaître dans notre partie de terrain. Des tigres en liberté se dirigeaient vers les joueurs de l’équipe adverse. Quater d’entre eux furent stoppés par la horde féline, après quoi un bruit de moteur se fit entendre.
Daniel, profitant de la confusion générale, venait d’enfourcher son puissant bolide, le Dany-car. Deux joueurs de la King, un peu inconscients, furent à leur tour victime de la folie du garçon qui n’hésita pas à user de la puissance de son véhicule pour percuter des adversaires avec abondance. Chacun tentait d’échapper aux assauts orchestrés par un virtuose du volant meurtrier, mais les bonnes choses ont toujours un terme et une panne d’essence du Dany-car mit fin à ce spectacle bon enfant d’explosions, de dérapages et d’oreilles décapitées.
« C’est assez ! »
Alex était effondré. Sa confiance venait de l’abandonner et l’arbitre avait depuis longtemps quitté les lieux. C’est avec insolence et misanthropie que Daniel s’empara du robot broyeur Moulinex et alla le déposer soigneusement dans les buts adverses en prenant soin de glousser :
« Un point pour la Cheese Cake… »
Son regard croisa celui d’Alex. Ce dernier s’approcha de Daniel et explosa de rire à s’en déchirer la rate. Sans rancune…