L’Œuf de Quito (nouvelle)

Prologue

La peur de l’inconnu est une réaction naturelle. Du moins est-il légitime de s’en méfier. S’y opposer n’aurait par contre aucun sens. A moins d’être stupide. S’opposer aux choses, voire s’en défendre, c’est prétendre en connaître au moins un trait de caractère: le danger. Seul le barbare attaque sans connaissance de cause. L’être sensé, lui, n’attaque une chose que s’il sait de celle-ci qu’elle est hostile. On ne peut alors continuer à parler d’inconnu.
Cependant, l’expérience incomplète, le préjugé et l’abus de prudence peuvent conduire le sujet au mieux vers la fuite et au pire vers l’agression pure et simple.

C’est à la première réaction qu’Etienne Duval a succombé hier soir, dans la jungle amazonienne, aux alentours de Quito. Amateur de voyage, l’explorateur parisien pensait réserver ses deux semaines de congés pour donner libre cours à sa vocation. Le vacancier aurait pourtant réfléchi avant de partir s’il avait soupçonné ne serait-ce que la moitié du quart de ce qui l’attendait au pied du volcan Pichincha. Découvrir les mystères de l’Amazonie de ses propres yeux, c’est se préparer au risque et à l’imprévu, mais pas à ça. Pas à ce que ce pauvre homme, pourtant jeune et vigoureux, a découvert hier soir.
Duval, trente-cinq ans, brun, la moustache au-dessus des lèvres, marchait en pleine nature vers Quito. Il longeait le Putumayo, affluent témoin du récent drame qui se jette dans l’Amazone, lorsqu’il s’arrêta, posa son sac et jeta un regard vers les premières habitations visibles à une heure de marche.

L’aventurier prit le premier avion pour Paris et sortit de ses bagages une liasse de feuilles vierge et de quoi écrire. Installé prêt du hublot pour ne pas être dérangé, il raconterait à son père ce qui venait de lui arriver dans les moindres détails.

A PHILIPPE DUVAL, Belgique

3 août 2001

Cher père,

Tu seras certainement surpris de trouver sur ton répondeur téléphonique un message t’informant de mon retour prématuré.
Je serais à Paris dans quelques heures d’où je m’empresserai de te poster cette lettre. Malgré le sang froid dont j’arrive enfin à faire preuve depuis le décollage, je me sens incapable de t’entretenir de mon séjour dans la jungle amazonienne par téléphone.
Je te devine inquiet, mais ne t’en fais pas, je suis en bonne santé. Si ma vie ne sera plus jamais la même, je n’en suis pas moins ton fils unique et dévoué.
J’ai pensé à Maman toute la nuit. Plus d’une fois, j’ai cru la rejoindre dans l’au-delà, mais assez d’introduction. Je m’emporte et j’oublie que tu ne sais pas à quoi je fais allusion. Saches seulement que cette histoire est celle de ton fils, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.

1: Loin de la civilisation

Vendredi fut le premier jour de mon arrivée à Quito. Ayant passé le voyage à dormir, je m’empressai de vérifier mon équipement et partis aussitôt vers la jungle amazonienne, enthousiasmé au plus haut point.
Mon rêve se réalisa vers dix-sept heures, lorsque les cris d’oiseaux furent les dernières manifestations vivantes à me préserver de la solitude.
Il n’est pas de sensation plus forte que j’ai pu ressentir au cours de mon existence que celle de l’isolement en pleine nature. Je notai, observai et photographiai tout ce que je voyais jusqu’à ce que l’obscurité m’y en empêche.
La dernière chose que j’étudiai avant de monter ma tente fut à l’origine de ce qui allait m’arriver.

J’avais passé le voyage à méditer sur un vieux guide de légendes amazoniennes dont la trame de l’une d’elles ressemblait à ce qui suit. Il y a plusieurs siècles une vieille femme qualifiée de mystique vivait à Quito. Sa réputation égalait celle que vouaient nos ancêtres aux prétendues sorcières. Lorsqu’une des personnalités de Quito tomba gravement malade, la vieille femme lui prépara un élixir qui la sauva. Faute de pouvoir la remercier publiquement, les autorités la rendirent responsable de la maladie et la bannir à tout jamais. Furieuse, la condamnée menaça les habitants d’être changés en monstres hybrides, mais elle fut brûlée vive avant d’en avoir le loisir. On raconte que ses cendres auraient été enterrées dans le sol de la jungle amazonienne d’où un œuf serait sorti. L’histoire dit enfin que l’œuf n’a jamais été retrouvé et que l’endroit est source de superstitions.

C’était une coquille d’œuf colossale que je venais de trouver, enfouie au pied d’un arbre gigantesque que je ne pus identifier. J’en observai la structure. Sa taille et sa configuration indiquaient qu’il ne pouvait s’agir d’un oiseau répertorié en Amazonie.
Le spécimen avait-il survécu? S’était-il reproduit? Ces questions demeuraient sans réponses et je demeurai perplexe.
Ne voulant croire au surnaturel, je m’endormis ce soir-là abattu par le voyage, préférant remettre les recherches au lendemain.

2: Sur les traces de la bête

Au réveil, mon premier souci fut de vérifier si la coquille était aussi grande qu’elle m’avait paru la veille. Je ne fus pas déçu. Ma tente repliée, j’analysai l’œuf une dernière fois avant de poursuivre ma route. Hormis sa taille remarquable, deux autres faits retenaient l’attention. Une odeur de moisissure s’en dégageait tandis que sa surface granuleuse ne manquait pas de dégoûter l’observateur.
Bien entendu, j’avais beau sourire intérieurement en pensant à l’œuf du mythe, je ne songeai pas un instant que ma découverte eut un quelconque rapport avec l’histoire.
Aussi ce fut dans la plus grande confiance que je repris mon chemin.
En milieu d’après-midi, la chaleur à laquelle je n’étais pas habitué eut raison de moi. Il me fallait m’assoupir. Je m’installai au pied d’un arbre, protégé par l’ombre du feuillage, et laissai le sommeil envahir mon corps.

Je me réveillai dans la soirée. Le jour déclinait et les premières étoiles étaient visibles entre les feuilles. Soudain, un bruit. Je tressaillis. Je n’étais plus seul.
Un mouvement dans la végétation ne pouvait être que celui d’un animal, et pourtant, mes sens m’indiquaient la présence d’une forme de danger inconnu.
Une silhouette apparut entre les feuilles. Je pensai d’abord à un indigène. Ce dernier devait porter un masque car une longue avancée émanait de son visage. Il ne pouvait en aucun cas s’agir d’un nez. Je commençai à distinguer la lueur de ses yeux, il devait donc y avoir des fentes. Quelle drôle de forme avait ce masque! La silhouette se rapprocha et je vis ce que je ne devais pas voir.

La créature que j’avais devant moi, bien que de forme humanoïde, s’apparentait d’avantage au volatile qu’à l’homme. Le monstre jouissait bien de deux bras et de deux jambes… Mais s’il possédait une tête, celle-ci était celle d’un vautour!
Son bec, exagérément long, presque de la longueur d’un avant-bras, était le point culminant de cet horrible portrait. Si l’horreur a une forme, elle se trouvait devant moi.
Telle fut ma dernière pensée avant que la chose ne se rut sur moi, me faisant basculer dans un chemin en pente où je disparus sous une épaisse couche de broussaille. La vue, bien qu’aiguisée, de mon adversaire ne fut pas en mesure de percer l’épais manteau vert au fond duquel j’avais perdu connaissance. La nuit tomba.

3: Le nid

La pluie me fit reprendre conscience. Autant le soleil frappe lorsqu’il fait sec en Amazonie, autant les averses sont de vrais déluges. Je ne saurais dire combien de temps je restai couché sur le dos entre les hautes herbes, l’eau ruisselant sur mon corps. J’eus l’impression que cet instant dura l’éternité. Ayant repris connaissance, je pensai aussitôt au monstre. La première hypothèse qui me traversa l’esprit fut la suivante. J’avais glissé, je m’étais évanoui et j’avais fait un rêve traumatisant. Malheureusement, en me poussant, la bête m’avait blessé au bras gauche et la marque témoignait sans scrupule de l’authenticité de l’événement.

Je respirai profondément et laissai la pluie m’inonder le visage. Une main se referma sur mes cheveux. Une vive pression dont je n’arrivai pas à localiser la provenance provoqua en moi une forte douleur. Mon corps heurta des obstacles. Je criai et finis par comprendre. La chose me traînait sur le sol.
J’essayai de me débattre. Sans résultat. Comment le monstre m’avait-il retrouvé? Comment, diable, avais-je pu manquer de chance au point que malgré la taille de la jungle, la bête croisa mon chemin? J’eus un violent spasme et m’évanouis à nouveau. A mon réveil, j’étais étendu sur un assemblage important de plumes et de brindilles. Je tremblai de froid. Les branches autour de moi et l’absence de sol confirmèrent la nature du logis. Il s’agissait d’un nid d’environ quatre mètres de long. Je n’étais pas capable de me déplacer pour en appréhender la hauteur et n’en avais aucune envie. Mes vêtements mouillés me paralysaient. Il allait me falloir plusieurs minutes pour pouvoir bouger à nouveau. J’allai certainement me faire dévorer avant le lever du jour. Je priai.

Le monstre interrompit mes pensées en grimpant jusqu’à moi. Seules les proies vivantes devaient le satisfaire. Me voyant sans connaissance, il était certainement parti après m’avoir installé là, persuadé que je ne pourrais m’enfuir. Il avait raison. J’aperçus le ciel entre les branches et évaluai la hauteur du nid à quelques dizaines de mètres du sol. J’observai ses mains et ses pieds. Ils étaient si crochus qu’il devait enfoncer ses ongles dans l’écorce pour gagner son nid.
J’estimai qu’il était revenu voir si j’avais repris conscience. Ma seule chance pour qu’il s’en aille était de simuler le sommeil. Je tenterai ensuite de m’évader coûte que coûte… Je sentis mon cœur battre plus vite. La peur avait stimulé mon système nerveux et j’étais maître de mes mouvements. Décidé à mettre mon plan à exécution, je fermai les yeux.

4: La fuite

Je soupirai d’aise intérieurement en voyant la bête rebrousser chemin. Elle m’avait d’abord observé, puis tâté. Simuler l’inertie n’avait pas été chose facile dans la mesure où le contact de ses doigts crochus me révulsait au plus haut point. Plus d’une fois, l’envie me tortura de me débattre en hurlant. Mais je savais que ma seule chance de salut était le silence. Le silence et l’immobilité.

Soudain le monstre s’arrêta à quelques mètres de moi. Il se retourna lentement et m’observa avec scepticisme. Avait-il flairé la supercherie? Quelques minutes interminables pour moi lui suffirent pour comprendre que je ne manifestai aucun signe de conscience pour le moment. Il allait certainement partir. Il devait partir! J’arrêtai de respirer. Lorsque je repris mon souffle, l’odeur fétide du monstre n’était plus là. J’ouvris les yeux. Dieu soit loué, j’étais seul.

Au prix d’un effort qui me parut surhumain, je rampai jusqu’au bord du nid et me hissai par-dessus l’amas de brindilles servant de mur. Je heurtai une première branche à laquelle je me suspendis. Une forte douleur se déclencha dans mes avant-bras. Du haut de l’arbre, je voyais mon ennemi partant au loin, probablement en quête d’autre nourriture.
Je perdis l’équilibre. La branche cassa et je me retrouvai trois mètres plus bas. Le bruit alerta le monstre qui pivota et me vit en fuite. J’estimai à nouveau la distance à plus de quinze mètres. Il se rua sur moi. La peur fut la plus forte. Je sautai. L’atterrissage fut moins douloureux que prévu. J’avais le diable à mes trousses. J’en pleurais. Dans ma course, je heurtai une pierre et manquai perdre l’équilibre. Je baissai les yeux et vis l’horrible spectacle. Ça n’était pas une pierre. C’était un crâne… un crâne humain! Il en avait d’ailleurs plusieurs. Des centaines d’ossements étaient réunis autour de l’arbre comme autant de victimes de l’animal. Car oui c’était un animal! Si cette chose possédait un tronc et quatre membres fort semblables aux nôtres, elle n’en possédait pas moins la férocité, les comportements et les furieux instincts d’une bête.

Je crus que mon cœur allait exploser lorsque je me retournai violemment. J’étais seul à nouveau. J’avais bien dû courir pendant dix bonnes minutes et, contrairement à mes angoisses, je l’avais semé. Comment allais-je rentrer? La peur me gagna. J’étais perdu au milieu de nulle part. Pourtant, la chance me salua. J’aperçus le fleuve à quelques mètres. Il ne me restait plus qu’à le suivre. J’observai le soleil à travers l’épais feuillage, m’assis quelques minutes et pris le chemin du retour.

L’homme plante (nouvelle)

Un dimanche d’octobre, par une matinée de grisaille, une adolescente a découvert par hasard un mystérieux manoir visiblement à l’abandon. Curieuse, celle-ci décide de le visiter.

D’abord amusée, la jeune fille hésite par la suite à emprunter un singulier escalier situé dans la cuisine de la propriété et menant au sous-sol de celle-ci. En effet, bien que la trappe ne ferme pas à clef, une pancarte y interdisant l’accès repose sur le sol. Avide de connaissance, elle se rend finalement au lieu interdit et découvre devant un rideau rouge, un étrange cahier qu’elle s’empresse de lire.

1: Le pianiste

Des multitudes de lumières défilèrent devant mes yeux. La seconde précédente, j’étais plongé dans l’obscurité la plus totale. Je venais de sortir du tunnel. J’ouvris les paupières et distinguai le mur de la chambre dans laquelle j’avais dormi. Qui étais-je? Mon Dieu, ma tête! Impossible de répondre à cette question. Quelque chose me disait pourtant que je n’étais pas chez moi. Peut-être avais-je eu un accident qui m’avait fait perdre la mémoire… Les propriétaires de l’endroit où je me trouvais avaient dû me recueillir. Je devais absolument en savoir plus. Je me levai péniblement. Mon crâne me faisait souffrir. Je m’accrochais à ce que je pouvais pour ne pas perdre l’équilibre lorsque mon regard croisa une gravure étrange sur le mur. On y voyait un genre de dessin décomposé en trois parties distinctes. La première représentait une sorte de monticule verdâtre composé de racines et de plantes. La seconde, quant à elle, ressemblait à un cerveau humain, tandis que la troisième, de loin la plus étrange, évoquait quelque créature démoniaque, toute droit sortie de l’imagination d’un auteur de fantastique en pleine démence.

L’inquiétude me gagna. De plus en plus décidé à découvrir mon identité et mes hôtes, j’ouvris la porte de la chambre et m’engouffrai dans un sombre couloir. Un bruit me fit sursauter. Je me dirigeai vers lui et découvris un escalier en bois. A n’en pas douter, je me trouvais dans une très vieille maison, voire un manoir privé. Je commençai à descendre prudemment l’escalier lorsque j’aperçus la source de mon tourment. Un rat aux yeux rouges me regardait fixement. Ce devait être lui qui venait de faire craquer l’escalier. J’éprouvai quelque soulagement suivi d’un certain amusement à l’idée qu’une aussi petite bête ait pu me faire aussi peur. Arrivé en bas, je me retrouvai dans une immense pièce très haute de plafond d’où un lustre immense fournissait la lumière. Une faible lumière cependant, qui ne s’avéra pas suffisante pour me rassurer. A en juger par la large cheminée de marbre sur laquelle reposait une étrange collection de plantes plus excentriques les unes que les autres, je devais me trouver au salon. La présence, à ma droite, d’une table recouverte d’argenterie confirma ma pensée. Il ne restait plus au maître où à la maîtresse de maison qu’à venir se présenter devant moi.

Un hurlement me fit à nouveau tressaillir. Je tournai vivement la tête de côté et découvris par l’une des hautes fenêtres de la pièce, une chauve-souris d’une taille fabuleuse qui venait de prendre son envol en entendant mes pas. C’est à ce moment précis que le son du piano me transperça les tympans. Je n’avais pas remarqué la présence d’un piano à queue, à l’autre extrémité de la pièce, et encore moins celle d’un être étrange assis face à l’instrument. De petite taille, ce dernier portait un costume noir en queue de pie. Une tignasse hirsute posée sur le crâne, il avait d’abord marqué brusquement un premier accord pour ensuite jouer la première pièce des Six Gnossiennes d’Erik Satie. Sa vélocité m’impressionnait moins que son étrange attitude. Le personnage, loin de prendre ma présence en compte, jouait sans le moindre regard au-delà du clavier noir et blanc. Décontenancé, je l’interrompis en posant brusquement la main sur l’instrument, ce qui le figea sur place. Ses mains s’immobilisèrent instantanément. Sa tête restait baissée et son souffle était le même.

Quelques secondes s’écoulèrent après quoi l’inconnu se leva précipitamment et sortit de la pièce. Décidé à le faire parler, je le suivis et m’engouffrai avec lui dans un second couloir. Une fois conscient d’être suivi, il se jeta, à ma plus grande surprise, par la première fenêtre qu’il rencontra et atterrit lourdement dans ce qui, d’après le bruit, semblait être de l’herbe. Après quoi il s’enfuit à toutes jambes dans une course à priori désordonnée.

J’étais seul, à nouveau. Je me rapprochai de l’endroit par lequel le mystérieux personnage s’était enfui et scrutai l’horizon. Il faisait nuit. La clarté de la lune, pleine ce soir là, me permit de voir qu’on était au beau milieu de la campagne. Je n’aperçus aucune habitation. Pourquoi diable courir dehors à une heure pareille? Et pour aller où?

2: La pièce secrète

A quoi bon rester seul à fixer l’horizon? Je décidai de parcourir les lieux, dans l’espoir de trouver quelqu’un ou quelque chose d’autre. Ensuite, seulement, je partirai d’ici. Je refermai la fenêtre et continuai d’avancer dans l’étroit couloir. Je découvris alors une nouvelle porte que je m’empressai d’ouvrir. Je me trouvai dans ce qui semblait être la cuisine. Mon estomac criait maintenant famine et je me mis en quête de nourriture.

A ma grande surprise, le premier placard contenait plusieurs sacs d’engrais. J’aperçus un reste de pain sur le plan de travail que je dévorai sans retenue. Je pensais bien rembourser les propriétaires de cet emprunt, mais pour cela, il faudrait d’abord découvrir qui j’étais. Peut-être n’étais-je qu’un vagabond? Je me posais toutes ces questions lorsque mon regard se posa sur une trappe placée sous la table de la cuisine. Sans doute une cave. Peut-être était-ce l’accès à des trésors de familles des plus secrets. Je restai songeur. Ma curiosité, si intense fut-elle, ne me permettait hélas pas de visiter un lieu aussi intime que la cave sans l’accord de mes hôtes. Pourtant, après quelques instants d’une attente pénible, je finis par céder à la soif de connaissance et soulevai honteusement la trappe. Une odeur fétide vint immédiatement me perturber les narines. L’endroit me paraissait évidemment très sombre, aussi cherchai-je des yeux un interrupteur quelconque en descendant prudemment les marches. C’est à ce moment précis que j’imaginai la trappe se refermer brusquement. Je serais pris au piège…

Je laissai le temps passer, attendant que quelque chose se produise. Je ne fus pas déçu. Une faible lueur émanant du fond de la cave m’atteignit soudainement, tandis qu’une oppressante fumée verte vint s’y mêler avec étrangeté. Ne sachant que faire, je terminai de descendre l’escalier et suivis la lumière. Je sentis une forme sous mes pieds et m’empressai de regarder de quoi il pouvait bien s’agir. Je venais de marcher sur une araignée. Désireux d’éviter une nouvelle expérience de ce genre, je ralentis l’allure et tâtonnai le sol du bout des pieds à chaque pas. Je finis par me retrouver dans la pièce d’où provenait la mystérieuse lueur. S’agissant sans aucun doute d’une salle de laboratoire, l’endroit était infesté d’instruments de travail. Éprouvettes, ciseaux, fioles en tous genres en étaient les composants principaux.

Curieusement, plusieurs chandelles allumées étaient posées dans les interstices du mur. Pourtant personne ne semblait être là. Je me trompais. Devant moi se tenait un étrange rideau rouge. Que pouvait-il y avoir derrière? Je regardai à nouveau la table de travail. Plongée dans cette lumière verdâtre, la pièce inexplicablement enfumée était également décorée de plusieurs plantes d’une rougeur intense, posées ici et là. N’y tenant plus, j’arrachai brusquement le rideau et faillis perdre connaissance.

Là, couchée sur une banquette, reposait la concrétisation de l’horreur. Était-ce un homme? Était-ce une plante? Ni l’un, ni l’autre. En vérité, c’était les deux. Et ni mon amnésie, ni l’angoisse provoquée par les lieux n’avaient d’importance pour moi, maintenant. Seule la chose comptait. Son corps, recouvert de racines et de feuilles vertes, dégageait une forte odeur de chlorophylle, tandis que ses yeux noirs semblaient moins expressifs que ceux d’une statue. Je reculai. Pris par la panique, je ne pus reprendre ma respiration correctement et manquai m’étouffer. Je trébuchai sur une table de travail. La créature tourna lentement la tête et porta son regard vide et glacial dans ma direction.

Sa bouche s’ouvrit et une fumée verte et lumineuse à la fois s’en échappa. C’était de lui qu’elle venait! Vous me direz qu’est ce qu’une fumée lumineuse? Et bien aussi étrange que cela puisse paraître, cette fumée brillait. Elle brillait comme une poignée d’étoiles pour peu que les étoiles puissent un jour tenir dans la main. L’homme plante, comme je le nommerai désormais, prit alors conscience de ma présence dans la salle et agrippa lentement un bord du rideau. Il chercha à émettre quelque son, mais n’y parvint pas. Terrassé par l’épouvante, je me ruai hors de la pièce.

3: Chlorophylle

Plongé dans un état d’énervement et de précipitation, je tombai par terre. Les quelques araignées que mes mains rencontrèrent avant que je ne me relève ne me firent aucun effet. Qu’est ce qui pourrait me faire peur, maintenant? Je remontai l’escalier quatre à quatre. Bien que celui-ci fût extrêmement raide, je n’hésitai pas un seul instant à le franchir. De retour dans la cuisine, je refermai vivement la trappe et y plaçai la première chaise que je vis, afin que mon poursuivant ne me rattrape pas trop vite. Peu importe ce qui arriverait dehors. A partir de cet instant, la seule chose à laquelle je pensai était la fuite. Plus que jamais, je souhaitais être le plus loin d’ici. J’étais certainement à plusieurs kilomètres du premier village et j’allais de toute évidence dormir à la belle étoile. Je devrais plutôt dire me reposer car comment est-il possible de dormir après avoir été témoin de pareil spectacle? Je traversai le couloir jusqu’à la fenêtre encore ouverte et m’y précipitai la tête la première.

Une fois à l’extérieur, je commençai à me calmer. Je continuai à courir jusqu’à ce que l’horrible manoir disparaisse de ma vue et m’arrêtai sous un arbre. Épuisé par ma propre course et immobilisé par la fatigue, je me laissai envahir par l’ivresse de l’effort et par le chant des bruits nocturnes. Je m’appuyai machinalement contre une branche dont il me semblait connaître l’emplacement depuis toujours. Stupéfait par cette sensation, je relevai la tête et en oubliai presque la créature. L’homme plante que j’avais surpris, probablement dans son sommeil, m’avait fait fuir jusqu’ici. Pas une seule fois je ne m’étais trompé dans la marche à suivre pour arriver où j’étais. Malgré l’obscurité, il m’avait semblé connaître le parc de cette propriété comme ma poche. Je regardai autour de moi. Les cris d’animaux me rendaient saoul. Une chouette hurla au dessus de moi et je connus l’abominable vérité. M’effondrant dans l’herbe sous le poids de l’émotion, je respirais d’une façon saccadée. Une odeur de chlorophylle m’enivra les sens. Le visage enfoui dans la verdure, je compris peu à peu qui j’étais. Le père du monstre! Je l’avais conçu moi-même. Tous les détails de ces derniers mois me revinrent en mémoire. Des mois entiers passés au sous-sol à élaborer cette chose!

Le plan de travail que j’avais heurté en prenant la fuite était le mien. Je m’étais littéralement échappé de l’horrible vision. Oui, « échappé »! Il n’existe pas de mot plus proche pour décrire la volonté de fuite que j’ai éprouvé face à cette image dont j’étais pourtant responsable. Il m’avait fallu un esprit humain pour y greffer cette monstrueuse enveloppe. Le pianiste! Je me souviens maintenant que son cerveau avait été arraché, puis attaché à ce monticule de plantes en forme de corps qui m’avait nécessité tant d’heures de travail. Pauvre innocent kidnappé pour finir de la sorte! J’avais ensuite jeté quelques racines dans son crâne ouvert à l’air libre. Jamais je n’aurais pensé qu’une plante parviendrait à animer un corps d’homme, à lui faire prendre vie. La seule chose que peut faire un végétal, c’est de rechercher la lumière. Peut-être son organisme se souvenait-il de la flamme mentale que déployait pour lui la musique. C’est probablement la raison pour laquelle il avait interprété cette pièce de piano, sans réfléchir, par simple automatisme. J’imagine que ses cheveux recherchaient le jour, eux aussi. Ma présence a du finir par l’effrayer. Son instinct de survie a certainement profité de sa nouvelle enveloppe pour bénéficier du luxe de la fuite jusqu’alors réservé au monde animal. J’avais moi-même peint le processus de mutation sur le mur de ma chambre. Ces images prenaient maintenant tout leur sens. Quel fou avais-je été de me lancer dans une pareille aventure!

Je me souviens également du moment où le monstre avait pris vie. Ma peur avait été si grande que je l’avais laissé dans la cave avec les chandelles allumées, après quoi j’étais monté en catastrophe dans ma chambre pour réfléchir à ma création. La vision d’une plante verte sur mon bureau et l’odeur de chlorophylle qui s’en dégageait m’avaient rappelé l’homme plante. Réalisant mon crime, j’avais soudain été pris d’une crise d’épilepsie. Une chouette avait hurlé et j’étais tombé dans un profond sommeil. C’était sans doute sous l’effet du choc que ma mémoire avait disparu.

Après avoir compris tout ça, je me suis aussitôt empressé d’écrire cette étrange histoire sur ce cahier que j’ai décidé de laisser ici, juste devant le rideau. Je quitterai ensuite la région. J’espère que tout imprudent que vous soyez, vous qui êtes parvenu à mon domicile ne serez pas assez stupide pour regarder à quoi ressemble mon « fils ». Je vous en conjure, partez sans attendre.

Docteur Édouard Schneider

Terrorisée, la jeune fille reposa le cahier et releva la tête vers le rideau. Au bord de la nausée, elle s’apprêtait à fuir au plus vite lorsqu’une idée lui vint à l’esprit. Si ce récit n’était qu’une fiction? Une plaisanterie? Prenant son courage à deux mains, elle empoigna le rideau tant redouté et tira d’un coup sec…

Hyperborea: Epilogue

La cérémonie fut spectaculaire. Nains catapultés dans les airs et feux d’artifice furent deux des attractions auxquels les invités eurent droit pour célébrer les festivités du mariage. Damien fit des tours de magie pour amuser les enfants, dont le célèbre tour du ver de terre qui rentre par une oreille et qui ressort par l’autre. Tous les magiciens connaissent ce numéro. Il consiste à dresser un premier asticot complice pour se caler en petit rond dans une oreille tandis qu’un deuxième sort de l’autre oreille dans laquelle il s’était préalablement installé subrepticement l’air de rien sans que l’assistance ne s’en soit aperçue.
Phileas cracha du feu et trancha des côtes de bœuf avec sa hache en fines lamelles. C’est ainsi qu’il eut droit à un tonnerre d’applaudissements qui le mirent de très bonne humeur. Il avait de plus réussi à retrouver la trace de la jeune Rariba… qui avait bien grandi… et qu’Hercule avait accepté d’inviter au mariage. Son bouton de moustique sur le front avait fini par disparaître et le barbu commençait à loucher de manière significative sur son petit minois tout rose en envisageant toutes sortes de choses très intenses.
L’homme-poisson était là lui aussi et tout le monde le fusillait du regard car il salopait tout ce qu’il touchait avec ses mains mouillées. Sans compter qu’il ne pouvait s’empêcher de se jeter sur tout ce qui brillait et comme toutes les femmes portaient des bijoux, les gardes de l’armée royale avaient fini par lui attacher les poignets derrière le dos.
Enfin Hercule et Diane se tenaient par la main en essayant d’ignorer les gémissements de la vieille bique dont la princesse avait reçu les soins quelques années plus tôt. En effet la bonne femme ne pouvait s’empêcher d’applaudir et d’embrasser régulièrement les amoureux à tour de rôle en les félicitant ce qui met très vite mal-à-l’aise quand on a l’odorat fragile et délicat.

Plus tard dans la journée, tout le monde se rendit à l’église et Diane battit des cils d’un air stupide quand Hercule lui passa la bague au doigt tandis que le jeune homme fit chanter ses entrailles comme jamais au moment où la jeune fille l’embrassa sur les lèvres. La sale entière résonna sous la violence du son et l’on du péter un vitrail en urgence pour ventiler un minimum suite aux saveurs acides qui commençaient à se répandre dans la pièce.

Puis vint l’heure du banquet. Quelques anciens bandits du gang des Licornes s’étaient joints à la fête, mais l’absence de leurs singes les empêchait de s’investir pleinement dans les réjouissances et c’est avec le regard triste qu’ils virent une assiette de bananes entreposée sur une table au repas du soir. Ils repartirent avant les autres et voilà pour eux.
De son côté, le roi Ernest avait consommé tellement de viande et de sucreries qu’il finit par passer à travers son trône et la jeune Yvette qui étaient sur ses genoux tomba avec lui. Ils roulèrent sous une table et restèrent un moment loin des regards indiscrets. Le maître des lieux poussa un petit cri plaintif et ressurgit quelques minutes plus tard, les yeux bouffis d’allégresse.

« Hercule? demanda Diane le soir de la nuit de noce.
– Quoi? fit le jeune homme en se grattant l’oreille de son petit doigt.
– Où comptes-tu m’emmener pour notre lune de miel?
– Danton.
– Cesse d’être grossier et réponds à ma question!
– Je suis sérieux, je voulais retourner vers la crypte de Danton, il y a de jolies montagnes par là-bas. Et puis ça me rappellera notre rencontre.
– Tu te moques de moi?
– Oui! » répondit Hercule en évitant une gifle.

Les tourtereaux se chamaillèrent une partie de la nuit et on raconte que ce qu’ils firent ensuite fut à l’origine de la chute de plusieurs armoires dans le château. On raconte aussi qu’une équipe de hiboux humanoïdes s’apprêtant à mettre le château du roi à feu et à sang aurait été réduite à l’impuissance suite au séisme provoqué par les jeunes mariés. En effet, ceux-ci mirent tant de cœur à l’ouvrage que la terre trembla bel et bien. L’arbre servant de repère aux hiboux fut tellement secoué que les volatiles tombèrent au sol où ils perdirent connaissance et oublièrent tous leur rancœur en revenant à eux.

Voilà, notre histoire touche à sa fin. Vous devez vous dire que tout cela est bien joli mais que cela ne nous dit pas qui a récupéré l’amulette royale qu’Hercule a perdu en jouant et ce que la personne a bien pu en faire. Alors imaginez ce que vous voulez, mais peut-être le saurez-vous un jour. Peut-être cette histoire n’est-elle pas tout à fait terminée…