Prologue
La peur de l’inconnu est une réaction naturelle. Du moins est-il légitime de s’en méfier. S’y opposer n’aurait par contre aucun sens. A moins d’être stupide. S’opposer aux choses, voire s’en défendre, c’est prétendre en connaître au moins un trait de caractère: le danger. Seul le barbare attaque sans connaissance de cause. L’être sensé, lui, n’attaque une chose que s’il sait de celle-ci qu’elle est hostile. On ne peut alors continuer à parler d’inconnu.
Cependant, l’expérience incomplète, le préjugé et l’abus de prudence peuvent conduire le sujet au mieux vers la fuite et au pire vers l’agression pure et simple.
C’est à la première réaction qu’Etienne Duval a succombé hier soir, dans la jungle amazonienne, aux alentours de Quito. Amateur de voyage, l’explorateur parisien pensait réserver ses deux semaines de congés pour donner libre cours à sa vocation. Le vacancier aurait pourtant réfléchi avant de partir s’il avait soupçonné ne serait-ce que la moitié du quart de ce qui l’attendait au pied du volcan Pichincha. Découvrir les mystères de l’Amazonie de ses propres yeux, c’est se préparer au risque et à l’imprévu, mais pas à ça. Pas à ce que ce pauvre homme, pourtant jeune et vigoureux, a découvert hier soir.
Duval, trente-cinq ans, brun, la moustache au-dessus des lèvres, marchait en pleine nature vers Quito. Il longeait le Putumayo, affluent témoin du récent drame qui se jette dans l’Amazone, lorsqu’il s’arrêta, posa son sac et jeta un regard vers les premières habitations visibles à une heure de marche.
L’aventurier prit le premier avion pour Paris et sortit de ses bagages une liasse de feuilles vierge et de quoi écrire. Installé prêt du hublot pour ne pas être dérangé, il raconterait à son père ce qui venait de lui arriver dans les moindres détails.
A PHILIPPE DUVAL, Belgique
3 août 2001
Cher père,
Tu seras certainement surpris de trouver sur ton répondeur téléphonique un message t’informant de mon retour prématuré.
Je serais à Paris dans quelques heures d’où je m’empresserai de te poster cette lettre. Malgré le sang froid dont j’arrive enfin à faire preuve depuis le décollage, je me sens incapable de t’entretenir de mon séjour dans la jungle amazonienne par téléphone.
Je te devine inquiet, mais ne t’en fais pas, je suis en bonne santé. Si ma vie ne sera plus jamais la même, je n’en suis pas moins ton fils unique et dévoué.
J’ai pensé à Maman toute la nuit. Plus d’une fois, j’ai cru la rejoindre dans l’au-delà, mais assez d’introduction. Je m’emporte et j’oublie que tu ne sais pas à quoi je fais allusion. Saches seulement que cette histoire est celle de ton fils, aussi invraisemblable que cela puisse paraître.
1: Loin de la civilisation
Vendredi fut le premier jour de mon arrivée à Quito. Ayant passé le voyage à dormir, je m’empressai de vérifier mon équipement et partis aussitôt vers la jungle amazonienne, enthousiasmé au plus haut point.
Mon rêve se réalisa vers dix-sept heures, lorsque les cris d’oiseaux furent les dernières manifestations vivantes à me préserver de la solitude.
Il n’est pas de sensation plus forte que j’ai pu ressentir au cours de mon existence que celle de l’isolement en pleine nature. Je notai, observai et photographiai tout ce que je voyais jusqu’à ce que l’obscurité m’y en empêche.
La dernière chose que j’étudiai avant de monter ma tente fut à l’origine de ce qui allait m’arriver.
J’avais passé le voyage à méditer sur un vieux guide de légendes amazoniennes dont la trame de l’une d’elles ressemblait à ce qui suit. Il y a plusieurs siècles une vieille femme qualifiée de mystique vivait à Quito. Sa réputation égalait celle que vouaient nos ancêtres aux prétendues sorcières. Lorsqu’une des personnalités de Quito tomba gravement malade, la vieille femme lui prépara un élixir qui la sauva. Faute de pouvoir la remercier publiquement, les autorités la rendirent responsable de la maladie et la bannir à tout jamais. Furieuse, la condamnée menaça les habitants d’être changés en monstres hybrides, mais elle fut brûlée vive avant d’en avoir le loisir. On raconte que ses cendres auraient été enterrées dans le sol de la jungle amazonienne d’où un œuf serait sorti. L’histoire dit enfin que l’œuf n’a jamais été retrouvé et que l’endroit est source de superstitions.
C’était une coquille d’œuf colossale que je venais de trouver, enfouie au pied d’un arbre gigantesque que je ne pus identifier. J’en observai la structure. Sa taille et sa configuration indiquaient qu’il ne pouvait s’agir d’un oiseau répertorié en Amazonie.
Le spécimen avait-il survécu? S’était-il reproduit? Ces questions demeuraient sans réponses et je demeurai perplexe.
Ne voulant croire au surnaturel, je m’endormis ce soir-là abattu par le voyage, préférant remettre les recherches au lendemain.
2: Sur les traces de la bête
Au réveil, mon premier souci fut de vérifier si la coquille était aussi grande qu’elle m’avait paru la veille. Je ne fus pas déçu. Ma tente repliée, j’analysai l’œuf une dernière fois avant de poursuivre ma route. Hormis sa taille remarquable, deux autres faits retenaient l’attention. Une odeur de moisissure s’en dégageait tandis que sa surface granuleuse ne manquait pas de dégoûter l’observateur.
Bien entendu, j’avais beau sourire intérieurement en pensant à l’œuf du mythe, je ne songeai pas un instant que ma découverte eut un quelconque rapport avec l’histoire.
Aussi ce fut dans la plus grande confiance que je repris mon chemin.
En milieu d’après-midi, la chaleur à laquelle je n’étais pas habitué eut raison de moi. Il me fallait m’assoupir. Je m’installai au pied d’un arbre, protégé par l’ombre du feuillage, et laissai le sommeil envahir mon corps.
Je me réveillai dans la soirée. Le jour déclinait et les premières étoiles étaient visibles entre les feuilles. Soudain, un bruit. Je tressaillis. Je n’étais plus seul.
Un mouvement dans la végétation ne pouvait être que celui d’un animal, et pourtant, mes sens m’indiquaient la présence d’une forme de danger inconnu.
Une silhouette apparut entre les feuilles. Je pensai d’abord à un indigène. Ce dernier devait porter un masque car une longue avancée émanait de son visage. Il ne pouvait en aucun cas s’agir d’un nez. Je commençai à distinguer la lueur de ses yeux, il devait donc y avoir des fentes. Quelle drôle de forme avait ce masque! La silhouette se rapprocha et je vis ce que je ne devais pas voir.
La créature que j’avais devant moi, bien que de forme humanoïde, s’apparentait d’avantage au volatile qu’à l’homme. Le monstre jouissait bien de deux bras et de deux jambes… Mais s’il possédait une tête, celle-ci était celle d’un vautour!
Son bec, exagérément long, presque de la longueur d’un avant-bras, était le point culminant de cet horrible portrait. Si l’horreur a une forme, elle se trouvait devant moi.
Telle fut ma dernière pensée avant que la chose ne se rut sur moi, me faisant basculer dans un chemin en pente où je disparus sous une épaisse couche de broussaille. La vue, bien qu’aiguisée, de mon adversaire ne fut pas en mesure de percer l’épais manteau vert au fond duquel j’avais perdu connaissance. La nuit tomba.
3: Le nid
La pluie me fit reprendre conscience. Autant le soleil frappe lorsqu’il fait sec en Amazonie, autant les averses sont de vrais déluges. Je ne saurais dire combien de temps je restai couché sur le dos entre les hautes herbes, l’eau ruisselant sur mon corps. J’eus l’impression que cet instant dura l’éternité. Ayant repris connaissance, je pensai aussitôt au monstre. La première hypothèse qui me traversa l’esprit fut la suivante. J’avais glissé, je m’étais évanoui et j’avais fait un rêve traumatisant. Malheureusement, en me poussant, la bête m’avait blessé au bras gauche et la marque témoignait sans scrupule de l’authenticité de l’événement.
Je respirai profondément et laissai la pluie m’inonder le visage. Une main se referma sur mes cheveux. Une vive pression dont je n’arrivai pas à localiser la provenance provoqua en moi une forte douleur. Mon corps heurta des obstacles. Je criai et finis par comprendre. La chose me traînait sur le sol.
J’essayai de me débattre. Sans résultat. Comment le monstre m’avait-il retrouvé? Comment, diable, avais-je pu manquer de chance au point que malgré la taille de la jungle, la bête croisa mon chemin? J’eus un violent spasme et m’évanouis à nouveau. A mon réveil, j’étais étendu sur un assemblage important de plumes et de brindilles. Je tremblai de froid. Les branches autour de moi et l’absence de sol confirmèrent la nature du logis. Il s’agissait d’un nid d’environ quatre mètres de long. Je n’étais pas capable de me déplacer pour en appréhender la hauteur et n’en avais aucune envie. Mes vêtements mouillés me paralysaient. Il allait me falloir plusieurs minutes pour pouvoir bouger à nouveau. J’allai certainement me faire dévorer avant le lever du jour. Je priai.
Le monstre interrompit mes pensées en grimpant jusqu’à moi. Seules les proies vivantes devaient le satisfaire. Me voyant sans connaissance, il était certainement parti après m’avoir installé là, persuadé que je ne pourrais m’enfuir. Il avait raison. J’aperçus le ciel entre les branches et évaluai la hauteur du nid à quelques dizaines de mètres du sol. J’observai ses mains et ses pieds. Ils étaient si crochus qu’il devait enfoncer ses ongles dans l’écorce pour gagner son nid.
J’estimai qu’il était revenu voir si j’avais repris conscience. Ma seule chance pour qu’il s’en aille était de simuler le sommeil. Je tenterai ensuite de m’évader coûte que coûte… Je sentis mon cœur battre plus vite. La peur avait stimulé mon système nerveux et j’étais maître de mes mouvements. Décidé à mettre mon plan à exécution, je fermai les yeux.
4: La fuite
Je soupirai d’aise intérieurement en voyant la bête rebrousser chemin. Elle m’avait d’abord observé, puis tâté. Simuler l’inertie n’avait pas été chose facile dans la mesure où le contact de ses doigts crochus me révulsait au plus haut point. Plus d’une fois, l’envie me tortura de me débattre en hurlant. Mais je savais que ma seule chance de salut était le silence. Le silence et l’immobilité.
Soudain le monstre s’arrêta à quelques mètres de moi. Il se retourna lentement et m’observa avec scepticisme. Avait-il flairé la supercherie? Quelques minutes interminables pour moi lui suffirent pour comprendre que je ne manifestai aucun signe de conscience pour le moment. Il allait certainement partir. Il devait partir! J’arrêtai de respirer. Lorsque je repris mon souffle, l’odeur fétide du monstre n’était plus là. J’ouvris les yeux. Dieu soit loué, j’étais seul.
Au prix d’un effort qui me parut surhumain, je rampai jusqu’au bord du nid et me hissai par-dessus l’amas de brindilles servant de mur. Je heurtai une première branche à laquelle je me suspendis. Une forte douleur se déclencha dans mes avant-bras. Du haut de l’arbre, je voyais mon ennemi partant au loin, probablement en quête d’autre nourriture.
Je perdis l’équilibre. La branche cassa et je me retrouvai trois mètres plus bas. Le bruit alerta le monstre qui pivota et me vit en fuite. J’estimai à nouveau la distance à plus de quinze mètres. Il se rua sur moi. La peur fut la plus forte. Je sautai. L’atterrissage fut moins douloureux que prévu. J’avais le diable à mes trousses. J’en pleurais. Dans ma course, je heurtai une pierre et manquai perdre l’équilibre. Je baissai les yeux et vis l’horrible spectacle. Ça n’était pas une pierre. C’était un crâne… un crâne humain! Il en avait d’ailleurs plusieurs. Des centaines d’ossements étaient réunis autour de l’arbre comme autant de victimes de l’animal. Car oui c’était un animal! Si cette chose possédait un tronc et quatre membres fort semblables aux nôtres, elle n’en possédait pas moins la férocité, les comportements et les furieux instincts d’une bête.
Je crus que mon cœur allait exploser lorsque je me retournai violemment. J’étais seul à nouveau. J’avais bien dû courir pendant dix bonnes minutes et, contrairement à mes angoisses, je l’avais semé. Comment allais-je rentrer? La peur me gagna. J’étais perdu au milieu de nulle part. Pourtant, la chance me salua. J’aperçus le fleuve à quelques mètres. Il ne me restait plus qu’à le suivre. J’observai le soleil à travers l’épais feuillage, m’assis quelques minutes et pris le chemin du retour.