Les Enquêtes: Rangement

« Cette fois, nous allons ranger le local, annonça Pervost en mordant dans un biscuit sec qu’il venait de prendre sournoisement dans son sac sans en proposer à qui que ce soit.
– Comment ça? m’étonnai-je.
– La dernière fois que vous avez voulu faire ça tout seul, reprit Pevost, je vous rappelle que cela a été un fiasco total! *
– Mais j’y avais été pour réparer des choses, me justifia-je, pas pour ranger.
– Et qu’avez-vous réparé?
– C’est une bonne idée ce projet de rangement, conclus-je sans répondre à la question, nous pourrions commencer tout de suite plutôt que de perdre du temps à discuter.

Nous décidâmes de nous y mettre tous les quatre.
« Kognakowsky, gronda Pervost avec autorité, je vois que vous ne pouvez vous résoudre à mettre dans votre tiroir tout ce qui se trouve sur votre bureau et que vous ne voulez pas jeter.
– De quoi parlez-vous? répondit le savant soviétique qui sursauta comme un écolier surpris en train de feuilleter un illustré pendant la classe.
– Cette petite balle par exemple, reprit Pervost en saisissant le jouet qu’il venait d’évoquer.
– Non! hurla Kognakowsky d’une voix perçante.
– Comment « non »?
– C’est celle qui rebondit très fort…
– A quoi sert-elle dans un local de recherche?
– Et bien…
– A rien du tout. Vous allez me faire le plaisir de ranger cette chose nuisible dans votre tiroir. Je compte jusqu’à trois. Un, deux…
– Vous y allez un peu fort, se lamenta Kognakowsky, j’ai besoin de l’avoir sous les yeux. Elle m’encourage, elle est si performante… Voyez comme elle rebondit bien. »
Joignant le geste à la parole, le savant ouvrit la fenêtre et laissa tomber la balle qui fracassa la carrosserie d’une automobile garée juste en bas de l’immeuble.
« Vous êtes content ? demanda Pervost d’une voix courroucée.
– Oh oui ! répondit Kognakowsky qui venait de récupérer la balle et de la poser sur son bureau. Elle rebondit toujours aussi bien… enfin… je veux dire… non, vous avez raison. C’est terrible pour le propriétaire du véhicule, mais je suis content pour ma balle.
– Voyons maintenant le bureau de notre ami Daniel… » poursuivit Pervost en rangeant la balle dans sa poche sous le regard consterné du savant russe.

Conscient du danger potentiel, je rangeais à la hâte la liste de courses qui traînait sur mon bureau à l’endroit qui me parût le plus judicieux, à savoir entre ma langue et mon palais.
« Et bien, s’étonna Pervost en me voyant debout, les bras le long du corps et le nez levé, on peut dire que vous êtes attentif à ma présence, vous m’avez l’air d’un soldat au garde-à-vous… »
Ne pouvant lui répondre, je saluai machinalement en plaçant l’extrémité des doigts de ma main droite sur ma tempe, la paume dirigée vers mon interlocuteur. Une vielle habitude prise avec mon ex-femme une fois l’explication des procédures donnée les jours de grand bricolage.
« Daniel, reprit le pauvre Pervost en s’avançant, votre état semble assez alarmant, vous êtes extrêmement pâle et vous respirez de plus en plus fort. »
J’avais alors une narine bouchée et, ne pouvant respirer par la bouche, j’émettais une gamme de sonorités nasales surprenante. Pervost me prit par les épaules et me demanda si je me sentais bien. C’est à ce moment là que je commençai à étouffer.
« Au nom du ciel ! s’affola mon camarade. Daniel, voulez-vous que j’appelle un médecin ? J’ai l’impression que vous avez avalé un tube de colle… Répondez-moi d’un signe de tête si vous ne pouvez pas parler… ce qui, au passage, nous fera des vacances … Et bien ? Pourquoi ce regard atterré ? J’ai dit une bêtise ? Comprenez-moi, j’ai toujours peur que vous ne me jetiez quelques grossièreté à la figure. »
N’en pouvant plus, je propulsai ma liste de course au visage de Pervost qui ne put s’empêcher d’en lire la première ligne.
« Daniel, grogna-t-il, nous avons souvent été en désaccord vous et moi, mais jamais encore vous ne m’aviez traité de Pizza Fraîch’ Up Buitoni aux quatre fromages… Vous me décevez beaucoup… »
Ravi de la tournure que prenait la séance, le professeur Schneider qui nous observait depuis sa petite chaise se laissa tomber en arrière. Il passa ensuite ses mains derrière sa tête et croisa ses jambes sur son bureau, ce qui eut la fâcheuse conséquence de faire tomber une bouteille d’eau ouverte sur une pile de documents entreposée à même le sol. Pervost partit aussitôt s’enfermer dans la cuisine.

« Et bien, dis-je en ramassant ma liste de course qui était tombée elle aussi, nous voilà livrés à nous même si je comprends bien.
– C’est pour lui faire plaisir que nous sommes venus ici, ajouta Kognakowsky en prenant un tabouret pour saisir une autre balle qu’il avait caché en haut d’une armoire. Il exagère!
– Je trouve que nous devrions mener une enquête sur lui, proposa le professeur Schneider sans rien faire d’autre en même temps.
– Vous n’épongez pas le sol? demandai-je.
– Pourquoi faire? s’étonna Schneider. L’eau sèchera par elle-même. Quant aux documents… ils ne m’avaient pas l’air très importants.
– Je suis le seul à pouvoir en juger, rugit Pervost qui revenait dans la pièce principale avec un verre d’aspirine, ces documents étaient les miens!
– Toutes mes excuses, dit le professeur Schneider à contre cœur, mais je vois ici une photo de femme nue…
– Votre vue vous joue des tours, répondit Pervost, c’est mon miroir de poche qui a du glisser du dossier. A moins que… »

Tous les regards se tournèrent vers la fenêtre d’en face. Le vis-à-vis donnait sur la chambre d’une étudiante et le reflet de cette dernière était apparu tout à fait par hasard dans le miroir de Pervost. Pas une parole ne fut prononcée avant que la jeune fille ne se soit retirée de la pièce. Pas plus qu’un geste ne fut esquissé d’ailleurs. C’est à peine si l’on distinguait le bruit de nos respirations.

Les heures passèrent. La nuit était tombée. Nous décidâmes d’un commun accord de nous installer tous les quatre avec nos chaises devant la fenêtre pour surveiller les apparitions de l’étudiante qui allait et venait dans sa chambre sans aucun vêtement. Un paquet de biscuits apéritifs fut sacrifié pour tuer l’attente entre les différents passages de la voisine. Les jambes croisés et la bouche pleine de cacahouètes salées, nous avions pris bien soin d’éteindre toutes les lumières du local pour ne pas être repérés. Un moment formidable!

* Référence à l’épisode perdu.

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