Ce qui m’énerve le plus chez le professeur Schneider, c’est probablement son aptitude à défendre les animaux en toutes circonstances. Les pandas je veux bien, c’est compréhensible car ils semblent avoir du maquillage autour des yeux, à la limite les zèbres qui ont des rayures pour jouer aux Daltons, mais les pigeons… pourquoi devrait-on défendre les pigeons ?
L’une de nos récentes études nous avait amenés à résoudre l’angoissante question à laquelle personne n’a envie de répondre. Pourquoi les pigeons donnent-ils des coups de tête dans le vide en avançant ? Il faut reconnaître que nos enquêtes sont généralement passionnantes, mais vous conviendrez avec moi que les pigeons sont ici l’exception qui confirme la règle.
Schneider s’est d’abord procuré un pigeonnier qu’il a cru bon d’installer dans mon appartement, prétextant qu’il était plus spacieux que le sien.
« Nous avons un local, expliquai-je, pourquoi ne pas nous en servir ?
– J’avais oublié, rétorqua Schneider. De toute façon il est trop tard, j’ai déjà communiqué vos coordonnées pour la livraison.
– Bon. Et en quoi va consister l’expérience ?
– C’est très simple, nous allons d’abord vérifier s’il s’agit d’un réflexe conditionné ou d’un mouvement volontaire de leur part.
– Comment cela ?
– Vous verrez… » conclut Schneider d’un air malicieux.
Ce que je vis fut d’abord mon séjour entièrement occupé par une immense cage à l’intérieur de la quelle des plumes volaient en tous sens tandis que des roucoulements infernaux m’interdisaient toute forme de concentration. Schneider sourit jusqu’aux oreilles, me décocha une légère bourrade dans le dos pour signifier son enthousiasme et introduisit une petite balle à travers les barreaux.
« Je peux savoir ce que vous faites ? demandai-je, intrigué.
– J’organise une partie de football, répondit mon camarade.
– Rien de plus ?
– Rien de plus.
– Vous me rassurez. Et que comptez-vous démontrer de la sorte ?
– Je vous l’ai dit, si les pigeons font des têtes pendant la partie, leur action prouvera que le mouvement est volontaire. Regardez ! Ils forment des équipes ! »
Nous assistions en effet à un étrange rassemblement. Certains protagonistes se plaçaient vers une extrémité de la cage tandis que d’autres se dirigeaient vers l’extrémité opposée. A ma grande surprise, les volatiles se concertèrent et je suspectai Schneider de les avoir dressés pour l’occasion. Ce dernier sortit un sifflet de sa poche et donna le coup d’envois. Ce fut un festival de coups de têtes. Évidemment, les joueurs n’avaient pas le droit de voler, mais leur démarche reconnaissable entre mille rendait l’agitation dont ils étaient victimes plus grotesque encore que s’il s’était agit d’une équipe d’hommes. Il est vrai qu’au football, les joueurs courant tous après le même ballon sont risibles d’office, mais avec des pigeons, c’était extraordinaire à voir.
« Vous voyez, glissai-je à l’oreille de mon collaborateur, ils, n’ont aucune raison de le faire tous en même temps. C’est un réflexe.
– Attendez, répondit l’autre, ils s’échauffent, ça ne compte pas. »
Schneider venait à peine de terminer sa phrase qu’un formidable coup de tête donné par un volatil dans le ballon envoya celui-ci heurter les barreaux de la cage avec fracas. J’en restai sans voix et me tournai vers mon camarade qui se dirigeait déjà vers mon bureau pour écrire son rapport. Il prit ma chaise et s’empara de mon bloc-notes.
« Je mettrai tout cela en forme chez moi, dit-il, mais je me permets de rédiger une rapide petite synthèse. Alors… »
Le bougre s’empara de mon plus beau stylo à plume sans même me demander l’autorisation et se mit à chuchoter pour lui-même quelques bribes de phrases suffisamment fort pour qu’il me soit impossible de n’y pas prêter attention, mais trop faible pour que je puisse en comprendre le sens.
« Je regrette de vous interrompre, confiai-je, mais ne pensez-vous pas que votre conclusion est quelque peu prématurée ?
– Prématurée ? s’étonna Schneider en reposant mon stylo. Je ne sais pas ce que qu’il vous faut, Daniel. Que voulez-vous de plus ?
– Je ne sais pas, sans doute devrions-nous attendre que cela se reproduise.
– Que cela se reproduise ? Mais vous n’y pensez pas. Le monde doit connaître la nouvelle au plus vite. Inutile de perdre notre temps pour confirmer ce que nous savons déjà. Je termine mon rapport et vais tenter de le faire publier dès ce soir. Nous n’avons pas une minute à perdre !
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. Contactez les canards les plus prestigieux au lieu de dire des âneries, nous gagnerons du temps. »
Je m’exécutai sous la menace d’une règle en bois que Schneider faisait tournoyer depuis un moment au-dessus de sa tête pour argumenter son point de vue. L’article n’a hélas pas été publié et nous n’en avons jamais vraiment reparlé, mais ce dont je me souviens le mieux, c’est probablement du mal que j’ai eu à descendre les oiseaux un par un dans le bois de Vincennes et surtout à démonter cette horrible cage de huit mètre sur cinq.