Quand la preuve par A plus B fut donnée que le diable existait vraiment, les journalistes les plus intrépides de la planète tentèrent un premier contact. Seulement voilà: le diable est insaisissable. Conscient de l’intérêt que sa personne provoquait chez les mortels, c’est à Édouard Lefebvre, jeune auteur de chroniques travaillant pour la revue En rouge et noir (magasine underground consacré à la culture dite gothique), que le seigneur des enfers accorda un bref entretien, via un message avec lieu, date et heure du rendez-vous peint au sang frais sur le mur de la chambre du journaliste qui crut d’abord à un canular. Vivant seul et le verrou de sa porte étant resté intact, il finit par comprendre que personne n’avait pu venir chez lui et que seule une réponse surnaturelle pouvait répondre à la question de la présence du message sur le mur.
Décidé à se montrer digne de son interlocuteur, Lefebvre s’empiffra de tranquillisants la veille de la rencontre et passa la soirée à regarder des films d’épouvante, histoire de se préparer à ce qu’il pourrait voir. La plupart de ces productions, datant du début du siècle, n’eurent d’autre effet que d’accroître le stress du journaliste qui préféra se coucher après le quatrième film. Lefebvre devrait être en forme pour son rendez-vous. Le diable l’attendrait dans la crypte d’une église de campagne au déclin du jour. Le moment arriva très vite. Le journaliste flâna toute la journée et se rendit au lieu convenu. Le diable était déjà là. Du moins, c’est ce que Lefebvre croyait.
« L’imitation est fantaisiste, fit une voix, vous avez devant vous la plus belle supercherie humaine. La concrétisation de l’impalpable. La substance de l’informe. La représentation de l’indescriptible. En bref, c’est une statue censée représenter ma propre personne… Hum! Je crois que vous n’avez pas compris à qui appartenait la voix qui vous parle. C’est une statue du diable si vous préférez. »
Des flammes surgirent au milieu de la crypte et le seigneur des enfers se matérialisa devant les yeux du journaliste terrorisé.
« J’ai pris l’apparence de cette œuvre en pierre au crâne corné, à la queue en pointe et aux ailes de vampire uniquement dans le but de ne pas vous effrayer. En réalité, je ne ressemble pas à ça. Je ne ressemble à rien. Quant à la couleur rouge de ma peau, j’ai pensé que ce serait plus chaleureux. Et puis c’est tellement symbolique… Allez, ne faites pas cette tête, asseyez-vous. Les monticules d’os derrière vous ont été taillés en siège par mes soins. Vous verrez, ils sont très confortables! Pour ma part, je n’attendrai pas plus une minute de plus! »
Joignant le geste à la parole, la créature s’assit, invita l’autre à le rejoindre d’un geste amical et posa son menton sur sa main.
« Je vous écoute…
Le pauvre garçon porta la paume à son front pour en essuyer la sueur, s’installa et balbutia:
– Tout de même, drôle d’endroit pour un entretien…
– A quoi vous attendiez-vous? A une salle des fêtes? Posez-moi plutôt la première question au lieu de dire des âneries! »
Lefebvre regarda autour de lui et ne distingua que des formes floues. Le diable avait insisté pour qu’une seule bougie soit utilisée. Disposée entre les deux personnes, celle-ci constituait pour Lefebvre le seul élément rassurant. Il ne le quittait pas des yeux. Le diable finit par s’impatienter. Il toussa soudainement, ce qui surprit beaucoup Lefebvre. Ce dernier renversa son magnétophone, le ramassa à la hâte et s’empressa de commencer son travail.
« J’espère ne pas vous paraître indiscret, mais la première question qui se pose est celle de votre âge…
– Mon âge? Sachez, jeune homme, que vous jouez d’entrée la carte de l’indiscrétion de par la nature de votre emploi. Quant à mon âge, je répondrai par une autre question. Combien me donnez-vous?
– C’est difficile à dire… Les cornes vous vieillissent!
– Vous trouvez ?
– Bon, je me rends compte que la question était mal choisie. Je m’excuse.
– Ha! Ha! Vos excuses, voilà ce que j’en fais! » tonna le diable en crachant violemment par terre.
A la stupéfaction de son interlocuteur, c’est une boule de feu qui jaillit de la gorge du démon. Après quoi celui-ci se leva, empoigna le journaliste blanc comme un linge par le col, le souleva de son siège et lui murmura dans le creux de l’oreille:
« Il ne faut pas m’en vouloir, je suis le diable. J’ai parfois de cruels élans qui échappent totalement à mon contrôle. Il suffit de ne pas leur prêter attention, voilà tout… »
Ils se rassirent tous deux et le diable réclama une plaisanterie.
« Allez! Faites-moi rire! Il paraît que vous seuls, êtres humains, possédez ce pouvoir. L’humour! De l’humour noir! Allez! (Le diable trépignait d’impatience.)
– Heu…
– Bon, puisque c’est comme ça, c’est moi qui vais vous faire rire.
– Mais… je croyais que les hommes étaient les seuls à posséder ce pouvoir!
– Il ne faut pas croire tout ce que le diable raconte.
– Ça vous arrange bien… répliqua Lefebvre qui, vexé qu’on se paie sa tête, en oublia sa propre peur.
– Ça y est. Vous commencez déjà à être arrogant…
– Pas du tout. Je vous demande simplement de ne pas vous moquer de moi.
– Moi? Je me moque de vous ?
– Tout à fait. Vous m’avez pris pour un imbécile il y a à peine quelques secondes.
– Ce que vous êtes médisant! C’est insupportable! Ecoutez plutôt celle du navire qui coule en pleine mer. Une famille parvient jusqu’à une île déserte grâce à une barque de sauvetage. Le temps passe. Les secours n’arrivent pas, les réserves s’épuisent et on est obligé de faire cuire le chien pour survivre.
– C’est ignoble!
– Attendez! Le repas touche à sa fin. L’animal a été englouti et on racle les assiettes. Fidèle à ses habitudes, le chef de famille agite l’os en sifflant, mais personne ne vient. Ha! Ha! Vous avez compris?
– Passons à autre chose.
– Forcément! Ils viennent de le…
– Bon, ça va maintenant. Je ne suis pas bête!
– Non, mais vous en avez l’air.
– Dites-donc, soyez poli!
– Pardonnez-moi, mais vos cheveux ne sont pas assez longs et vos vêtements sont trop clairs.
– Ça y est! Voilà qu’il veut me faire ressembler à l’un de ces crétins aux lèvres peintes avec leurs longs manteaux noirs et leurs chaussures montantes…
– Pas du tout. Seulement, vu votre physique, vous auriez tout à gagner à adopter un style plus sombre. Et puis ne dite pas de mal des gens qui lisent votre revue. N’empêche, vous avez du potentiel, vous ne vous regardez jamais dans le miroir?
– J’ai les joues creuses, je sais. Je suis grand, mince et j’ai mauvaise mine.
– Je ne vous le fais pas dire.
– Écoutez monsieur… monsieur?
– Appelez-moi Satan.
– Monsieur Satan, nous ne sommes pas ici pour parler de moi, mais de vous.
– Alors suivez-moi. »
Le diable se leva, fit apparaître une gigantesque flamme et invita Lefebvre à le suivre. Celui-ci tremblait comme une feuille.
« Monsieur Satan… balbutia-t-il.
– Satan tout court, répondit l’autre, ça ira très bien. Suivez-moi, maintenant. »
Ils s’engouffrèrent dans le passage. Lefebvre ferma les yeux et pria intérieurement. Le diable en profita pour lui passer le bras autour des épaules, ce qui était totalement inattendu… Lorsque le journaliste rouvrit les yeux, il se trouvait de l’autre côté de la flamme, exactement au même endroit.
« Vous vous foutez de moi! explosa Lefebvre.
– Oui.
– C’en est trop! » Hors de lui, le journaliste rangea son magnétophone et prit congé. Le diable le rappela.
« Attendez! Vous ne croyiez tout de même pas que j’allais raconter ma vie au premier venu! Je voulais voir ce que vous aviez dans le ventre.
– Un test? demanda l’autre en faisant volte-face.
– Oui, un test… Je suis maintenant rassuré. Vous avez traversé la flamme. Tout le monde n’en a pas l’audace!
– Ravi de ne pas vous décevoir.
– Je vous accorde le récit de ma vie, mais n’oubliez jamais qui je suis Lefebvre, autrement vous allez rapidement perdre le fil.
– Soyez tranquille, je m’attends au pire! expliqua le journaliste en regagnant sa place.
– Ah ça, par exemple? » demanda calmement le diable en tournant le dos. Lequel dos, au grand étonnement du reporter, était agrémenté du visage de son propriétaire. Pour simplifier, nous dirons que le diable s’était amusé à inverser son recto et son verso.
Lefebvre regarda le diable se rasseoir et rire de sa bonne farce. Pas de doute, il s’agissait bien du plus grand scoop de sa carrière. C’était peu de le dire. Le jeune homme s’éclaircit la voix et mit à nouveau son magnétophone en marche.
« Satan, commençons par le commencement, voulez-vous? Nous souhaiterions tous connaître vos origines. D’où venez-vous? Êtes-vous la création de quelqu’un ou de quelque chose? Et si oui, de qui ou de quoi s’agit-il?
– Mes origines…? Le diable ne put retenir un sourire moqueur. Vous ne manquez pas d’air! Cependant, je vais tout vous dire. Au commencement, il n’y avait rien. Il n’y avait ni idée de bien, ni idée de mal. Il n’y avait pas l’idée du monde, il n’y avait pas l’idée de la création. Il n’y avait même pas l’idée d’idée. Il faut bien qu’il y ait eu un moment comme ça, non? Ne soyez pas surpris, l’auteur que vous appelez Cavanna s’en est aperçu dans sa version libertine de la Bible: Les Ecritures. Il avait raison. Ce texte est d’ailleurs celui qui se rapproche le plus de la façon dont ça s’est réellement passé. Cela a duré jusqu’à ce que l’univers ne puisse plus contenir sa migraine.
– Sa migraine?
– Imaginez le mal de tête que peut provoquer le vide absolu! Il arriva un moment où l’univers n’eut plus la force de contenir son propre manque de matière. Ensuite, l’explosion… C’est à ce moment là que les forces du bien et du mal se mirent en place. Les lois qui régissent cette mise en place sont difficiles à expliquer. Disons pour simplifier que l’agencement du bien et du mal correspond à celui des courants chauds et des courants froids dans l’atmosphère. La conscience est le vent qui amène le bien là où il y a trop de mal. Vous me suivez ?
– Juste une chose… Lefebvre avala sa salive. Vous présentez ça comme des lois physiques et non comme des décisions conscientes. La conscience est nécessaire à la notion de moralité, mais elle n’arrive pas par hasard…
– Exactement. Lorsqu’il y a trop de bien, c’est le contraire qui se produit. Les hommes ont des pulsions immorales et c’est à moi qu’ils font appel. Il y aura toujours un petit crétin pour croire qu’il va s’en sortir tout seul en étant désagréable, par la délinquance ou pire encore, par le meurtre. Mais le sage connaît le diable sans le savoir. Un exemple. En 1816, j’ai été appelé en Suisse par Mary Shelley pour Frankenstein. Imaginez un petit instant que la pulsion soit refoulée, que Shelley ne m’interpelle pas. La violence s’empare d’elle. Le livre laisse la place à de violentes disputes sur les bords du lac Léman. Quel gâchis!
– Cela expliquerait tous les crimes de l’histoire.
– Oui. S’empêcher de créer le mal, c’est renoncer au pacifisme.
– Ainsi, vous auriez la faculté de pénétrer les œuvres des auteurs tragiques. Intéressant.
– Les grands personnages de l’épouvante… C’est moi!
– Pardon?
– Je vous répète que lorsqu’un auteur m’appelle, je suis obligé de répondre. Et vous voulez savoir de quelle manière? En me réincarnant dans leurs personnages.
– Vous voulez dire que…
– Toutes ces histoires se sont réellement passées! Les grands auteurs d’épouvante sont à cheval entre l’enfer et la réalité. Ils n’inventent rien.
– Tout de même!
– Croyez-moi, ils se contentent de recopier des épisodes de ma vie que je projette dans leur cerveau. Ils font le lien entre vous et moi, rien de plus.
– C’est impossible. La création est le propre de l’homme. Vous n’avez pas le droit de mettre en doute l’œuvre des grands auteurs.
– Je ne mets rien en doute, je me contente de vous expliquer comment ça se passe. Cela dit, je comprends votre scepticisme. Aussi je vous propose de vous faire revivre tous ces grands moments avec moi. Fermez les yeux.
– Mais…
– Pas de mais, Lefebvre. Vous voulez connaître le pourquoi du comment des choses oui ou non? Alors fermez les yeux et ne pensez à rien. »
Le journaliste ne savait plus quoi penser. Il se dit que s’il ne s’exécutait pas, son partenaire risquait de mal le prendre et Dieu sait ce que le diable est capable de faire dans ces cas là.
Lefebvre ferma les yeux quelques instants et lorsqu’il les rouvrit, ce fut pour regretter de ne pas les avoir fermés plus longtemps. Le jeune homme se trouvait à la table d’une salle à manger meublée dans un style pour le moins macabre. A n’en pas douter, le diable l’avait fait basculer dans un autre lieu et surtout dans une autre époque. Il ne pouvait s’agir que d’un château ou d’un vieux manoir complètement isolé, à en juger par les cris de loups qui résonnaient dans le lointain.
« Les enfants de la nuit… Quelle musique merveilleuse! Leur chant résonne depuis si longtemps que j’ai l’impression de n’avoir jamais connu autre chose. »
Le journaliste sursauta. Il se croyait seul, mais il n’en était rien. La table était occupée par une seconde personne. Une créature d’une élégance certaine se tenait face à lui. Cette chose à la mine cadavérique, aux vêtements sombres, et aux allures de gentleman devait probablement être un homme, mais le doute était permis tant sa voix était singulière.
« Je ne bois jamais de vin, monsieur Harker, mais je vous en prie, buvez! »
Monsieur Harker? Lefebvre sentit ses forces l’abandonner. Cet homme ne pouvait pas être ce qu’il semblait être. Ça n’était pas possible. Pourtant, il se risqua à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment:
« Je boirais volontiers à votre santé, monsieur, mais laissez-moi vous demander confirmation, afin d’être certain que mon voyage s’est bien passé. Vous êtes le comte Dracula et je suis dans votre château en Transylvanie. Est-ce exact?
Le comte, de son regard menaçant, fixa le journaliste. Sa tête se pencha légèrement d’un air interrogateur. Comme si quelque chose venait d’être brisé. Lefebvre ignorait qu’en intervenant d’une manière où d’une autre, il bouleversait le cours du récit.
– C’est exact, monsieur Harker. Permettez-moi de m’inquiéter à votre sujet. Vous me semblez si nerveux. Y aurait-il eut dans mon comportement, une phrase ou un geste qui vous aurait fait douter de votre destination?
– Rassurez-vous, vous n’êtes en rien responsable de mon trouble. Boire du vin en votre compagnie en un lieu si charmant est pour moi une telle chance que je peine à y croire. »
Les deux hommes échangèrent quelques paroles de salon. Le comte fit signer un certain nombre de documents au journaliste, une simple formalité pour ce dernier qui connaissait l’histoire sur le bout des doigts, et l’heure de se coucher les força à prendre congé l’un de l’autre.
« Je n’arrive pas à y croire! songea Lefebvre, installé sur son lit. Je suis enfermé dans un livre, c’est fantastique! »
A ce moment, des voix semblant venir d’une pièce voisine vinrent lui taquiner les tympans. Le journaliste repensa aux trois femmes de la nuit. Connaissant leur condition de non-mortes, il tenta de résister, mais la curiosité fut la plus forte. Lefebvre eut l’impression, pendant un cours instant, qu’une force étrangère le poussait vers l’appel fascinant. Incapable de résister, il se dirigea vers l’endroit d’où provenait le son. Tandis que ses doigts frissonnèrent au contact froid de la poignée, une odeur inhabituelle s’échappa de la chambre. Lefebvre assista comme prévu à la matérialisation des trois fantômes. Ses nerfs finirent par lâcher.
« Non, c’en est trop! Vous n’êtes pas des esprits et je ne suis pas Jonathan Harker. Je suis journaliste et vous n’êtes qu’une illusion projetée par le diable! »
Lefebvre recula, alors que les trois femmes continuaient à avancer lentement vers lui. Le vampire entra brusquement par la fenêtre sous la forme d’une immonde chauve-souris, ce qui fit basculer Lefebvre de surprise. La créature reprit son apparence humaine et jeta un regard sévère aux trois femmes qui reculèrent à leur tour.
« Non! Pas ça! hurla le jeune homme. Cessez de me tourmenter et faites-moi revenir à la crypte! »
Dans sa hâte, il renversa un verre posé sur une table dans laquelle il venait de se cogner. Un éclat vint se planter dans son poignet droit, ce qui le blessa légèrement.
« Votre précieux sang! fit le comte en ouvrant grand les yeux. Faites attention! Ne le gaspillez pas.
– Arrêtez cette comédie ridicule! brailla l’autre. Vous n’êtes pas Dracula! Vous n’êtes pas un vampire! Dracula est l’œuvre de Bram Stoker et vous, vous n’êtes qu’une illusion. Vous n’êtes pas un vampire, vous dis-je!
– Je suis vampire quand j’en ai envie. »
Lefebvre regarda devant lui. Le diable lui souriait en sirotant un Scotch. Ils étaient à nouveau dans la crypte et les trois femmes avaient disparu.
« Vous avez soif? J’ai du Jack Daniels à finir, vous m’en direz des nouvelles.
– Je ne bois jamais de… Oh, non! Voilà que je mets à répéter les paroles de ce… Mais… Vous n’êtes pas…
– Je suis le diable! Bon sang, c’est pénible ce que ces humains peuvent avoir la mémoire courte.
– Excusez-moi, mais figurez-vous qu’on vient de me prendre pour Jonathan Harker!
– Harker… Harker… Attendez, ce ne serait pas une de ces stars du rock dont votre monde est si friand?
– Pour l’amour du ciel, soyez sérieux!
– J’y suis! Vous faites référence à ce héros du dix-neuvième siècle conçu par Bram Stoker dans Dracula. Le diable se mit à agiter les mains en faisant des grimaces.
– Vous me rassurez. Harker est un personnage de fiction et lui seul se retrouve face au monstre dans l’histoire. Je suis sauvé.
– Vous faites fausse route.
– Comment ça?
– Dans la version cinématographique de Tod Browning, c’est Reinfield et non Harker qui se rend au château des Carpates.
– Vous cherchez la petite bête!
– Je suis bien placé pour le savoir, j’ai moi-même pris possession de Lugosi pour les scènes de tournage.
– Bela Lugosi?
– Lui-même. Sachez, jeune homme, que rares sont les personnes chez lesquelles je me sois autant investi. Souhaiteriez-vous revivre la scène en tant que Reinfield?
– Merci. Sans façon. C’est donc bien vous le responsable de cette mise en scène.
– Mise en scène? Cette définition me perturbe. Le terme projection serait d’avantage approprié. Je vais d’ailleurs vous en donner un second aperçu. Fermez les yeux.
– Très peu pour moi. J’ai eu ma dose.
– Lefebvre! »
Le diable brandit sa main droite en guise de geste dissuasif. Le journaliste, peu désireux de recevoir une trempe, abaissa les paupières et maudit le diable de toutes ses forces. Ce qui n’est guère utile.
Lefebvre entendit de sourds grognements. Il ouvrit les yeux, reprit sa respiration et regarda autour de lui. Allongé dans un lit en mauvais état, il regrettait déjà la chaleur de la crypte.
Le journaliste tressaillit. Une sueur froide lui couvrait le front. Ses dents claquaient. Tous ses membres étaient convulsés. Un zombie se tenait dans la chambre. Un mort-vivant vêtu d’un veston. Les cheveux noirs et la mine pâle, la créature était plutôt bien bâtie, mais ses gestes étaient curieusement désordonnés. Enfin, sa peau, d’un vert jaunâtre évoquait à n’en point douter la créature de… de…
« FRAN-KEN-STEIN! hurla la bête
– Non! fit le jeune homme. Ça ne va pas recommencer, je ne suis pas Frankenstein. Pas plus que le père Noël! »
Le monstre continuait à avancer. Ses membres, cousus comme il se devait, laissaient apparaître d’énormes cicatrices. Un bruit de tonnerre se fit entendre. Lefebvre pensa à l’orage. La créature avait été conçue grâce à la foudre et un éclair traversa l’esprit du journaliste.
« Cette fois, on va un peu changer le scénario! songea-t-il. Suis-moi, la brute! »
Alors que le monstre regardait Lefebvre avec le même air interrogateur que le comte quelques instants plus tôt, celui-ci entraînait son adversaire vers l’extérieur.
« Oui, c’est ça. Viens! On va voir si la foudre te donne toujours autant la pêche lorsque tu la reçois en pleine poire. »
Lefebvre invita la bête à se placer sous un arbre et pria pour que l’accident se produisit. Un rictus apparut sur ses lèvres qui céda rapidement la place à un rire démoniaque. Lequel rire s’évanouit complètement lorsque le monstre s’avança vers lui.
« Mais…non! Reste à ta place, voyons! »
La créature continuait à avancer, bras tendus. Lefebvre hurla de terreur en sentant les mains de la bête se resserrer autour de son cou, tandis que celle-ci hurlait à nouveau:
« FRAN-KEN-STEIN!
– Il est en vie! répliqua le journaliste, sans trop savoir pourquoi. Il est en vie!…
– Tout à fait, c’est la foudre qui l’a fait naître. » ajouta le diable, confortablement installé dans son siège en os. Ils étaient dans la crypte et rien n’avait changé.
« Où… où est le monstre? balbutia Lefebvre.
– Pshh! Parti le monstre! Vous voulez une pistache?
– Allez au diable avec vos pistaches! Vous n’allez pas non plus me faire revisiter toutes les scènes de l’épouvante?
– Ho! Ho! Vous êtes un marrant, vous! Le diable se redressa pour éviter de s’étrangler.
– Je ne vois pas ce qui peut vous faire rire.
– Ho! Ho! Et modeste en plus! Tenez mon bon Lefebvre, prenez une pistache.
– Je vous dis d’aller au diable avec ça!
– Il recommence! »
Le diable tomba par terre et ne put retenir une galipette arrière sur le sol de la crypte. Le bougre se tenait les côtes en hurlant d’extase. Il en pleurait presque. Après plusieurs minutes de dualité entre la décadence d’un démon et la consternation d’un homme, Satan finit par se relever et se resservit un Scotch. Il se passa la main sur le visage et se rassit en faisant de monstrueux efforts pour garder son sérieux.
« Vous avez revisité le mythe de Frankenstein. L’homme qui crée la vie. Le Prométhée Moderne, comme dit le titre.
– J’avais cru comprendre. Merci
– Non. Vous n’avez rien compris du tout. Vous ne comprendrez jamais rien. Vous n’êtes qu’une sotte créature tout juste bonne à venir me distraire parce que je le veux bien.
– Restez poli!
– Rhaaa! »
Le diable se cambra vers l’arrière et se frappa violemment la poitrine à l’aide de ses deux poings. Lefebvre eut un mouvement de recul sur son siège, ce qui sembla déplaire au diable qui renversa l’assiette de pistaches.
« Imaginez un petit instant, reprit le monstre, que si je vous ai fait subir tout ça, c’est pour vous faire comprendre, Lefebvre. Vous faire comprendre, rien de plus!
– Pour ça, chez les gens normaux, il y a le verbe.
– Ha! Ha! Ha! Parce que j’ai l’air normal, moi?
– En tout cas, pas en zombie…
– Quelle grande époque! Je me souviens de la grande adaptation de James Whale. Le docteur Frankenstein était joué par Colin Clive et la bête par Boris Karloff. Là aussi, j’ai mis le paquet!
– Avec Karloff?
– Bien sûr! Par contre, je n’ai jamais compris pourquoi ils ont prénommé le docteur Henry et non Victor, comme dans l’œuvre de Shelley.
– C’est simple, son ami s’appelait aussi Victor, si je me souviens bien. Le public les aurait confondus.
– Mais non! Il s’appelait Henry, justement. Henry Clerval!
– Dans le roman! Alors que dans le film, comme Henry s’appelle Victor, il faut bien que Victor s’appelle Henry! Sinon, il y aurait deux Victor. Voilà l’explication. Vous me suivez?
– N’aurait-il pas été plus simple, dès le départ, de ne pas appeler l’ami Victor, comme le héros?
– Mais puisque le héros ne s’appelle pas Victor, justement pour ne pas être confondu avec l’ami, qui lui…
– Continuez à me contredire et je vous envois en Égypte!
– Comment ça? s’insurgea Lefebvre.
– De cette manière! Fermez les yeux… » fit le diable en faisant tournoyer sa main au-dessus de la tête du journaliste.
Lefebvre rouvrit les yeux, mais il ne vit rien.
« Nom de nom! » songea-t-il. Et il les referma. Il attendit un court instant et les rouvrit. Toujours rien.
« Pardonnez-moi! surgit la voix du diable. Une erreur de formule.
– C’est malin! »
Lefebvre maugréa et ferma les yeux à nouveau. Lorsqu’il les rouvrit, il était assis à une table, dans une petite pièce faiblement éclairée. Une étroite boîte se trouvait devant lui. Curieux, Lefebvre l’ouvrit et découvrit un étrange parchemin. Il le posa sur la table et regarda autour de lui.
« Où suis-je? songea-t-il. Je ne comprends rien à cette écriture. Quoiqu’il y a de nombreux dessins et Satan parlait justement de L’Egypte. Il doit y avoir un rapport…. »
Le journaliste aperçut le même type de caractères sur les murs de la pièce. Il pensait maintenant savoir dans quel pays il était. Derrière lui se trouvait un sarcophage ouvert avec un cadavre momifié.
« Mais bien sûr! hurla Lefebvre en se levant pour examiner la chose de plus prêt. C’est une momie! C’est la Momie. Celle qui a enflammé l’imagination de bon nombre de cinéastes dont Karl Freund! J’aurai vraiment tout vu, ce soir… »
Le jeune homme se rassit et contempla le parchemin. Derrière lui, la silhouette de bandes et de poussière restait figée telle une statue de marbre. Lefebvre releva soudain la tête. Il repensait à l’utilité de la boîte qu’il venait d’ouvrir. Ne s’agissait-il pas de la formule qui, une fois entre les mains d’un homme, permettait au cadavre de revenir à la vie?
Le journaliste sentit une main s’approcher de lui. La momie, car c’était elle, s’empara du parchemin et sortit de la pièce sans aucune forme de complexe.
« Non! C’est un cauchemar! Dire que j’avais oublié la fin de la scène! Mais ça ne se passera pas comme ça! »
Furieux, Lefebvre s’empara d’une bandelette qui traînait sur le sol et tira de toutes ses forces. Le mort-vivant qui se trouvait à l’autre bout s’immobilisa. Le journaliste exerça une nouvelle pression, ce qui fit perdre son équilibre au monstre.
« Ha! Ha! ricana le jeune homme. Je suppose que cette salle est celle d’une pyramide, n’est ce pas? Et tu voulais t’enfuir de cette pyramide? Dans tes rêves! Ha! Ha! Ha!
– Je suis Imothep… répondit la chose.
– Et moi je suis désolé, mais tu restes ici. On en a marre de ces scénarios déjà écrits où le monstre s’échappe et terrorise tout le monde jusqu’à la fin. Pourquoi le monstre ne serait-il pas anéanti dès le début?
– Je suis Imothep…
– C’est vrai, quoi! Ce serait plus pratique! Seulement, tu imagines la tête des producteurs quand ils recevront un film soit disant d’épouvante avec cinq minutes de frissons et une heure vingt de réflexion sur la mort du méchant!
– Je suis Imothep…
– Bon, tu arrêtes avec ça? Tu me fatigues! »
Lefebvre aida la momie à se relever et lui proposa de s’asseoir. Il parcourut la pièce du regard et aperçut une bouteille d’alcool au pied de la table.
« Qu’est ce que c’est? Du Porto? Mais c’est qu’il nous gâte le Satan! C’était pas dans l’histoire, ça. Je te sers, tronche de ruban? »
La momie acquiesça et but timidement une gorgée. Elle eut d’abord l’air surpris pour ensuite sourire jusqu’aux oreilles. Après quoi elle se resservit elle-même.
« Doucement, tronche de ruban! Tu t’en mets plein les bandes!
– Tronche de cake toi-même! tonna le diable. Retour à la crypte.
– Je n’ai traité personne de tronche de cake, mais de tronche de ruban! se défendit Lefebvre qui s’était vite habitué au changement d’interlocuteur.
– Je vois qu’on prend de l’assurance. C’est une bonne chose.
– C’était amusant vos petits tours de passe-passe, mais je commence à en avoir marre. Et puis j’ai d’autres questions à vous poser.
– Ne vous fâchez pas! Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais vous êtes de plus en plus directif. Les projections n’en sont d’ailleurs que plus courtes!
– Vous ne vous attendiez tout de même pas à ce que je vive gentiment les scènes sans y apporter le moindre changement?
– Non, bien sûr. Simplement, je ne pensais pas que vous vous y habitueriez si vite. On va faire une petite pause maintenant. Aimez-vous jouer aux cartes?
– Je vous rappelle que je suis ici pour faire une interview.
– Et moi pour prendre du bon temps. Je ne remonte pas à la surface tous les jours quand même! Ça se fête! Puisque vous ne voulez pas jouer aux cartes, musique! »
Le diable claqua des doigts et un thème jazzy au saxophone se déclencha dans la crypte. A la surprise de Lefebvre qui pensa malgré tout à vérifier le contact de son magnétophone, Satan en personne se mit à danser sur place. Il fit apparaître une canne, un chapeau noir, ainsi qu’un splendide nœud papillon. Le personnage se trémoussait de plus en plus fort, puis se mit à faire quelques claquettes. Enfin, il se rassit et proposa des biscuits salés au journaliste.
« Merci. fit Lefebvre en se servant copieusement. Vous êtes vraiment quelqu’un de surprenant…
– Je suis le diable! Ha! Ha! Ha! Satan pencha la tête vers l’arrière. Je suis tantôt raffiné, tantôt horriblement bestial.
– Vous bestial?
– Vous voulez un exemple? Fermez les yeux. »
Le journaliste frissonna. Il gelait quasiment sur place. Une épaisse brume l’empêchait de voir où il se trouvait. Visiblement, la nuit était tombée. Lefebvre fit quelques pas et heurta quelque chose. Il s’agissait d’un tronc d’arbre. Le jeune homme en distingua plusieurs autour de lui et en conclut qu’il se trouvait dans un bois.
« Bon. Dans quelle aventure me suis-je fait embarquer cette fois-ci? se demanda le journaliste. Je suis au fin fond des bois. Il y a du brouillard. Je ne peux m’empêcher de penser au Loup-garou… »
Quelques hurlements bestiaux ainsi que la présence d’une canne à pommeau d’argent dans sa main droite confirmèrent ses dires. Lefebvre scruta les alentours, tentant tant bien que mal de percer l’épaisse couche de brume. Impossible de cerner d’où venait le bruit. D’autres cris, ceux d’une jeune fille, vinrent s’ajouter aux premiers.
« Une pauvre fille en détresse… se dit Lefebvre. Je dois être le personnage incarné par Claude Rains dans le film de George Waggner. Il va falloir affronter une bête… »
Le journaliste éclata de rire. Ce qui fit venir le monstre. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon en toile déchirée, celui-ci était couvert de poils.
« Attends! On va s’amuser. Je vais t’aider à tuer la fille »
Le Loup-garou, tout comme ses prédécesseurs, pencha la tête de côté et regarda Lefebvre d’un air surpris. Sa poitrine couverte de poils dépassait de sa chemise et se soulevait au rythme de sa respiration. Le journaliste, continuant à ricaner, s’empara de la demoiselle qui hurlait de terreur et l’immobilisa en passant les bras autour de sa taille. L’homme loup se lécha les babines et approcha sa gueule grande ouverte de la gorge ainsi offerte.
« Non, non et non! Il y a des limites, Lefebvre. Vous poussez le bouchon un peu loin. Le diable s’agita sur son siège.
– Ne me dites pas que vous avez interrompu la scène pour me dire ça! Vous êtes gonflé! Ça commençait tout juste à devenir amusant. »
Vexé, Lefebvre ferma les yeux à nouveau et exigea d’être renvoyé dans le conte lycanthropique.
La jeune personne se retrouva dans les bras du journaliste et la crypte fut remplacée par le bois maudit. Le Loup-garou planta ses crocs dans sa jugulaire en braillant d’extase.
« Toi aussi, tu aimes le sang. Comme le comte! Après tout, Dracula, le Loup-garou, en fait, c’est les mêmes… »
Lefebvre ne put empêcher un rictus et frappa la fille avec sa canne d’argent pour l’empêcher de bouger. Amusé, le personnage à poils se mit à rire, lui aussi. Quel bon moment…
« Allez, fini de rire. Vous avez compris la leçon, Lefebvre.
– Quelle leçon? Le jeune homme fixa le diable avec surprise.
– Tout ceci. Les monstres! L’horreur! Le sens de ma présence dans cet univers!
– C’est ce que vous avez voulu démontrer une fois de plus avec ce Lon Chaney Junior en peluche? Votre place en ce monde?
– Parfaitement! La laideur d’un sujet n’empêche pas sa réussite. Ronsard s’est surpassé avec Je n’ai plus que les os. Et pourtant, il n’y a dans ce texte rien de franchement festif. Ce soir, c’est pareil. Vous avez été confronté à des choses horribles et pourtant, ne me dites pas que vous ne vous êtes pas amusé! »
Les deux personnages se regardèrent longuement. Le clac du magnétophone informa le journaliste que la bande était terminée. Lefebvre ferma les yeux une dernière fois, mais pour réfléchir. Il s’était effectivement amusé. Tout cela n’était que fiction. Ne valait-il pas mieux ça qu’une pulsion macabre refoulée? Sans doute que oui…
Le jour venait de se lever. Le jeune homme rouvrit les yeux. Le diable n’était plus là. Seule une installation excentrique à base d’os témoignait de l’incroyable dialogue qui venait d’avoir lieu.
Lefebvre referma sa mallette et prit le chemin du retour. Songeur, il leva la tête vers le soleil naissant et respira à pleins poumons.
« Personne ne se doutera jamais de la série de répliques et de projections qui s’est déroulée dans cette crypte… »