Hyperborea: Le vampire de Danton (La crypte de Danton)

Épisode un: Le vampire de Danton

Chapitre six: La crypte Danton

Le comte Gamaratu ferma les yeux et laissa son esprit se remplir d’une sorte de mise en garde télépathique.
« Hum… songea-t-il. Un nouvel ennemi se rapproche dangereusement de la crypte. Je vais demander à Kakorax d’ouvrir l’œil. »
Le vampire faisait allusion au pachydermique dragon à poils roses qui gardait l’entrée en crachant du feu sur les visiteurs. Kakorax était responsable de la mort de nombreux facteurs et, par conséquent, de la perte de pas mal de courrier.

Hercule acheva l’ascension de la vallée à pied ce qui eut raison d’une partie de ses forces et s’installa sur un rocher dressé devant la crypte pour reprendre son souffle. Sa langue se déroulait comme un serpentin et ses tempes ruisselaient de sueur fétide lorsqu’une odeur de chaussette chaude lui chatouilla les narines. L’élu se retourna et aperçut Kakorax qui le fixait de ses gros yeux noirs en souriant jusqu’aux oreilles. Hercule lui rendit son sourire et s’avança pour le saluer, mais l’étincelle rougeoyante qui venait de lui roussir la chevelure le dissuada de faire un pas de plus. Une nouvelle rafale s’apprêtant à mettre fin à ses jours, le héros téméraire se protégea de son bouclier qui repoussa les flammes comme un miroir renvoi la lumière. Il releva la tête et s’étonna d’être seul. A l’exception d’un petit tas de cendres roses, personne d’autre que lui ne se trouvait devant la crypte alors bon, Hercule fit péter le cadenas de la porte d’entrée avec son épée magique et se rua à l’intérieur en sifflotant un refrain pop pour se donner du peps.

Le comte retira ses pieds de l’eau tiède et envoya valser la bassine à travers la pièce. Le jus grisâtre se déversa sur le sol et fut aussitôt absorbé par Yogi, le chien fidèle du prince des ténèbres.
« Par la cire jaune de mes oreilles pointues! s’exclama-t-il. Le petit merdaillon est parvenu à vaincre Kakorax! Je vais devoir m’occuper personnellement de cette affaire. Quoiqu’il arrive, dans une heure, le pouvoir de l’amulette m’aura rendu invincible. Ha! Ha! Ha! »

Hercule avançait à tâtons dans les couloirs obscurs de la crypte en appelant la princesse:
« You hou! Princesse Diane! C’est l’élu de la prophétie! Guidez-moi de votre voix de velours à travers ce lieu sombre car je crains d’être un peu désorienté…
-Tu cherches la princesse? demanda le comte qui venait d’apparaître en avançant vers l’élu. Je peux t’amener jusqu’à elle.
-Vous êtes bien aimable! répondit Hercule en souriant. J’aime ce genre d’accueil, mais pensez à revoir l’éclairage.
-Imbécile! répondit le comte. La prison est juste derrière moi. Tu n’as pas encore compris qui j’étais?
-Merci mon brave, mais restez poli! En revanche, nous ferons connaissance une autre fois car je dois délivrer la princesse. Si vous voulez bien m’excuser… »
L’aventurier s’apprêtait à contourner le comte lorsqu’une horde de silhouettes l’encercla brutalement. Hercule constata qu’elles ne différaient en rien avec le vampire.
« Ceux sont mes copies, expliqua le prince des ténèbres. Elles peuvent te toucher, mais tu ne pourras jamais les atteindre. Tu dois trouver l’original parmi nous. C’est le seul moyen de les détruire. »
Le monstre partit d’un grand rire accompagné par les jappements hostiles du fidèle Yogi. Hercule porta plusieurs coups d’épée dans le vide. Les images partaient en fumée et réapparaissaient aussitôt pour mieux frapper le sauveur du royaume qui ressemblait de plus en plus à une vieille escalope. Le cercle des vampires se refermait petit à petit dans un concert de ricanements malsains.
« Tu te fatigues pour rien, fit la voix du comte. Fais tes prières! »
Gamaratu s’apprêtait à porter le coup fatal lorsque son adversaire éternua violemment. Perdant le contrôle de son corps comme c’est généralement le cas dans ce genre de situation, Hercule fit valser son épée lunaire dans l’espace qui se planta par accident dans le cœur du vampire.
« Ben voilà, fit l’élu en frottant ses blessures, c’est malin! D’abord les flammes brulantes du dragon et maintenant le froid glacial de la crypte. J’ai dû attraper un chaud et froid. Bravo! »
Il éternua à nouveau, ce qui terrorisa Yogi qu’il retrouva plaqué au sol en étoile, le poil hérissé à l’extrême. Hercule le prit pour un vieux tapis et lui brisa l’échine en lui marchant dessus. Incapable de réaliser les conséquences de son acte, il poursuivit son chemin jusqu’au cadavre du vampire dont il retira l’épée. Il récupéra le pendentif qu’il trouvait fort joli et se promit d’aller l’offrir à la princesse. Hercule s’apprêtait à ouvrir la porte en bois du vilain cachot quand une angoisse déplaisante s’empara de son esprit.
« Le comte Gamaratu est un vampire, se dit l’élu. Il doit mourir si on lui enfonce un pieu dans le cœur, mais bon, on ne sait jamais… Et puis c’était pas un pieu, c’était mon épée! J’y retourne! »
Joignant le geste à la parole, Hercule revint sur ses pas et trancha la tête du cadavre pour être bien sûr du résultat. Il fouilla ensuite dans sa besace et en extirpa une gousse d’ail qu’il fourra dans la bouche de la tête tranchée. Hercule poursuivit les mesures de sécurité en dessinant un crucifix sur le torse du comte avec la pointe de son épée lunaire. Il alla même jusqu’à ouvrir les volets pour que la lumière du soleil couchant atteigne le cadavre sans tête qui fut instantanément réduit en poussière. La nuit était tombée quand le sauveur du royaume cessa de sauter à pieds joints sur le tas de cendres. Rassuré, il força la porte du cachot et découvrit la princesse à moitié ivre en train de ricaner avec le geôlier qui l’avait rejointe dans sa cellule.
« Je suis l’élu de la prophétie! s’alarma l’aventurier. Je suis venu vous délivrer. Mais qu’est-ce que vous faites?
-Alors c’est toi le type dont parlait mon père? vociféra la princesse entre deux éclats de rire. T’es moins beau que j’imaginais… En fait, le geôlier et moi, on s’ennuyait trop alors il a ramené du pinard et là, on se racontait des blagues pour passer le temps.
-Et tu connais celle des œufs au plat? demanda le geôlier.
-Non, répondit la princesse en mettant la main devant sa bouche. Vas-y! Accouche!
-Alors c’est deux œufs au plat, commença le geôlier. Y en a un qui dit: Qu’est-ce qu’y fait chaud là-dessus… et l’autre répond: Aux secours! Un œuf qui parle!… Énorme! Non? »
La princesse pouffa entre ses doigts et se resservit un verre. Hercule le lui arracha des mains et l’entraîna vers la porte. Il la poussa dehors et trancha la tête du geôlier.
« Mais heu! fit la princesse. T’es jaloux? D’abord, j’avais pas fini le pichet!
-Tenez, je vous avais ramené un petit cadeau, répondit l’élu en exhibant l’amulette royale.
-Tu te fous de ma gueule? s’insurgea la princesse en reprenant son bien. C’est à moi. Ramasse plutôt le pichet au lieu de dire des conneries. »
Hercule s’exécuta et aida la princesse à finir le contenu du récipient.

Au château, le roi trépignait d’impatience. Le couvert était mis, la nouvelle de la mort du vampire avait fait le tour du royaume et toujours pas de Diane.
« Mille poireaux! s’insurgea-t-il Qu’est-ce qu’ils font tous les deux? La baronne va arriver d’un instant à l’autre. J’espère qu’ils ne sont pas en train de… »

Saouls comme des cochons, Diane et Hercule en auraient été bien incapables. Les deux jeunes gens étaient assis en tailleur sur la pierre froide de la crypte et se racontaient des souvenirs d’enfance en faisant des concours de rôt.
« Dire que mon père voulait que je te remette l’amulette pour que tu m’épouses et que tu deviennes l’homme le plus fort du royaume, annonça la princesse, tu te rends compte?
-Pourquoi? demanda l’élu. Il est magique ton collier?
-Ben oui. T’es pas au courant? Il suffit d’être un homme et de le garder douze heures autour du coup pour devenir invincible.
-Envois! Ordonna Hercule en tendant la main.
-T’es pas fou? Attends un peu qu’on fasse connaissance!
-D’accord. Je vais te montrer qui je suis. »
Aussitôt, le sauveur du royaume libéra une quantité considérable de gaz à travers la pièce en y mettant la sauce pour impressionner la belle. En la voyant perdre connaissance, Hercule se prit pour un tombeur et se passa la main dans les cheveux en finissant son verre.

Dehors, la lune brillait sur le royaume, éclairant timidement le château du roi où les assiettes étaient toujours vides.

Hyperborea: Le vampire de Danton (La vallée des Ténèbres)

Épisode un: Le vampire de Danton

Chapitre cinq: La Vallée des Ténèbres

« Voilà, fit la fée rose, nous sommes au pied de la Vallée des Ténèbres. Il est impossible d’y arriver sans m’avoir pour guide car un sortilège s’abat sur ceux qui traversent la Forêt des Mystères. Si je n’avais pas été là, tu aurais tourné en rond jusqu’à ce que mort s’en suive.
-Tu veux que je te remercie? demanda Hercule.
-C’est pas de refus…
-Alors installe-toi, on va casser la croûte.
-C’est ça les remerciements?
-Pourquoi? Tu n’aimes pas le saucisson à l’ail?
-J’aurais préféré quelque chose d’un peu plus raffiné, mais bon, j’imagine que tu n’as pas de pollen de Karamouche dans ta besace.
-Je sais même pas ce que c’est…
-Ignorant!
-C’est vrai que j’ai plein de choses à apprendre… susurra Hercule en saisissant de ses doigts perfides la petite robe qu’il commençait à remonter le long des cuisses blanches de la fée gracieuse aux milles parfums.
-Bah les pattes! hurla celle-ci en giflant de ses mains chétives le gros pouce crasseux du chevalier téméraire. J’ai déjà donné… »
Ils s’installèrent sur un petit rocher et déposèrent leurs affaires sans échanger un mot.

« Sire! annonça la vieille femme. L’élu est parti libérer votre fille, il n’y a plus rien à craindre.
-Comment l’avez-vous trouvé? demanda le roi.
-Sincèrement?
-Oui.
-Il a l’air complètement idiot et ses manières laissent à désirer.
-Par ma couronne en or! Il va bien falloir la marier cette petite! Et a-t-il le regard empourpré par la flamme rouge du dessin céleste dicté par les astres?
-Oui, mais moins que la dernière fois.
-La dernière fois?
-Oui. Quand on avait envoyé le fils du forgeron retrouver votre pipe enterrée par votre chien dans la Forêt des Mystères.
-Peut-être, mais lui, il avait une conjonctivite. C’était de la triche… »
La vieille ne dit plus rien et fixa le roi en remuant convulsivement les lèvres comme le font la plupart des personnes âgées. On lui jeta les pièces qu’elle réclamait explicitement avec les yeux pour avoir effectué sa mission correctement et on l’invita à débarrasser le plancher par quelques coups de bâton sur l’échine.
Le roi usa de son autorité pour assister à la toilette des servantes. C’était le seul moyen d’oublier l’horrible vision de la vieille bique. Il insista pour savonner lui-même les parties intimes de la jeune Yvette, une nouvelle recrue, tout en lui marmonnant quelque obscénité improvisée dans le creux de l’oreille. Yvette savait que le moindre refus obligerait le roi à envisager son renvoi et peut-être même à donner à la peine capitale une raison supplémentaire d’exister. Alors bon, elle se laissa faire en comptant rêveusement les poils que le roi avait sur les mains pour faire passer le temps et penser à autre chose.

Hercule fit trembler la montagne en libérant une bulle d’air cette fois-ci par la bouche. Comprenant qu’il avait consommé sa collation jusqu’à la dernière miette, la fée rose se percha sur son épaule.
« Tu as trouvé ce que tu cherchais? lui demanda l’aventurier goulu.
-Oui, répondit-elle, il y avait du pollen d’edelweiss en profusion un peu plus haut. C’est le genre de chose dont je raffole.
-Et moi, je raffole de tes petites jambes… » insista lourdement Hercule en louchant sur sa partenaire.
La fée rose s’envola aussitôt pour prendre ses distances et incita le jeune homme à poursuivre sa route. Celui-ci se torcha la bouche avec le bras pour faire disparaître les dernières gouttes d’hydromel qui lui dégoulinaient le long des lèvres et ordonna à sa monture de gravir la montagne.
« Direction la crypte! lança-t-il, fier comme Artaban d’être encore en vie
-C’est ici que nos chemins se séparent annonça la fée.
-Comment ça?
-J’étais chargée de te guider à travers la forêt. Je n’ai plus rien à faire ici. Adieu… »
Hercule ne répondit pas, mais la fixa d’un air suppliant. La fée s’envola sans demander son reste vers d’autres aventures laissant le héros seul avec son imagination et ses souvenirs pour seule compagnie.

Dans sa cellule, la princesse Diane fantasmait dur sur son futur sauveur. Elle arrachait une par une les plumes grises du pigeon docile en récitant bêtement les mots suivants:
« Il m’aime… un peu… beaucoup… »
Sa voix mielleuse était cependant couverte par les gloussements de douleur du volatile qui attirèrent le geôlier vers la porte.
« C’est fini, oui? brailla l’armure à glace. Les animaux de compagnie ne sont pas autorisés dans les cachots! »
Le pigeon déplumé se faufila à travers les barreaux et reprit la direction du château en éternuant à plusieurs reprises.

L’après-midi était déjà fort avancée sur le royaume et le soleil commençait à descendre dans le ciel. Hercule jeta une pierre dans le ravin et poussa un cri aigu en mesurant la distance qui la séparait du sol. Le canasson remua mollement la tête pour suivre la trajectoire de la caillasse et s’immobilisa brusquement sur le petit chemin qui longeait la montagne. Petit à petit, les éventails de son cœur palpitèrent de travers et l’animal se mit à hennir de détresse.
« Et bien mon gros, s’impatienta Hercule, on a le vertige? Tu vas pas me faire un caca nerveux quand même? »
Le cheval souffrant confirma les appréhensions de son maître par une colique à moitié verte fort douloureuse à mettre au monde.
« Héla doucement! s’alarma l’élu de la prophétie en descendant de sa monture. Tu ne vas pas non plus me claquer entre les doigts? »
Les quatre pattes de l’animal tremblaient comme des feuilles mortes sur le point de quitter leur branche et ses yeux injectés de sang lui donnaient clairement mauvaise mine. Hercule s’apprêtait à détacher son ceinturon en cuir pour convaincre la bête de reprendre ses esprits lorsque l’ombre d’une silhouette ailée se dessina sur le sol.

Confortablement installé dans son fauteuil en os de pucelles, le comte Gamaratu laissait le pouvoir de l’amulette agir sur sa personne en prenant un bon bain de pied à l’eau de mer.
« Nom de Dieu! soupira le prince de l’enfer. Ce qu’il est bon de sentir la corne de mes talons s’attendrir de la sorte… »
Il baissa les yeux et constata que son élevage de croûtes entre les orteils était en train de se dissoudre sous l’action du sel. Le vampire pencha la tête en arrière et laissa ses organes digestifs s’exprimer à leur aise sous l’effet du plaisir.

Le sauveur du royaume dégaina son épée, mais il savait qu’il ne pourrait atteindre son adversaire si celui-ci continuait à faire la nouille à dix mètres au-dessus du sol.
« Hé dis donc, la chouette en peluche là! s’écria-il. Tu peux pas aller faire tes acrobaties un peu plus loin, non? Tu vois bien que je suis en panne alors évite de trop la ramener. OK? »
Furieuse, la créature piqua vers l’aventurier, dévoilant pour l’occasion un faciès de chauve-souris géante qui tiendrait le plus audacieux des rugbymen en respect. Dans une montée d’adrénaline propre aux circonstances, Hercule produisit l’accompagnement sonore habituel tout en reculant brutalement d’environ trois pas. Il percuta sa monture au passage qui perdit l’équilibre et bascula dans le ravin en déversant le reste de ses selles à travers les airs.
« Au moins, la question est réglée, observa l’élu en s’épongeant le front. C’est marrant, vu d’ici, mon canasson ressemble à un vieux cerf-volant à ficelle verte en pleine dérive… »
Il fut pris d’un fou rire nerveux et releva la tête vers la créature.
« Ha! Ha! Ça doit être l’une de ces Espanodrilles sanguinaires dont parlait la vieille, dit-il à voix haute. Dans quelques secondes, elle sera sur moi. Ha! Ha! Ha! Je suis foutu! Je dois prendre une décision. Ha! Ha!… »
N’écoutant que son courage, Hercule décocha une flèche en direction de son adversaire, mais son fou rire redoubla d’intensité, ce qui lui permit d’atteindre son but par accident. Il est évident qu’il n’y serait jamais parvenu volontairement, même en cessant de ricaner.
« Béni soit ce marchand boiteux, songea l’élu, sans lui, je ne serai plus rien. »
Hercule repartit d’un grand rire et envoya une série de flèches au hasard à travers les airs pour évacuer son stress autrement qu’avec son derrière. Chacun des projectiles transperça une Espanodrille qui fonçait vers l’aventurier. Terrifié, Hercule vit les cadavres tomber sur le sol et caressa son arc en se promettant d’envoyer une carte postale au vieux marchand.

Hyperborea: Le vampire de Danton (Le démon de l’étang)

Épisode un: Le vampire de Danton

Chapitre quatre: Le démon de l’étang

« Il sont tous dans les choux, constata Hercule, bravo… Y a même pas eu de combat, c’est nul!
-Ça n’est pas plus mal, précisa une voix un peu tarte venue d’on ne sait où, contre les Cachanouilles, tu n’aurais eu aucune chance.
-Elle est marrante cette épée, s’extasia Hercule, elle raconte des conneries. C’est sympa!
-Ne te fais pas plus bête que tu n’es, poursuivit la voix, et contourne l’arbre qui t’a sauvé la vie.
L’élu s’exécuta et découvrit un étang au milieu d’une clairière avec une petite cabane sur pilotis.
-C’est vous qui me faites la conversation, monsieur l’étang? demanda l’aventurier. Parce que si c’est pour vous plaindre qu’on vous jette des paquets de chips vides et des cannettes à l’intérieur, sachez que je n’ai rien à voir là-dedans.
-J’avais sous-estimé ta candeur, jeune abruti…
-Mais c’est vrai! Parole! Je n’étais jamais venu ici. J’ai peut-être l’air candide comme vous dites, mais je ne suis pas con au point d’espérer faire croire un mensonge à un étang que je ne connais pas.
-Tu ne te reposes jamais? » demanda un petit bonhomme en s’accoudant à la fenêtre de la cabane.
Hercule se gratta la tête en réfléchissant au moyen par lequel ce type pouvait se faire livrer ses meubles.
« Vous êtes vachement isolé… constata-t-il. Vous vivez ici toute l’année?
-Oui. Mais sois gentil, approche toi. J’ai ici quelque chose qui pourra t’aider dans ton périple.
-Quel périple?
-Ben… On ne traverse pas la Forêt des Mystères sans raison, tu dois forcement avoir une quête à poursuivre…
-Vous en savez beaucoup trop, je n’ai pas confiance, répondit Hercule en rebroussant chemin.
-Attends jeune homme! La princesse Diane s’est baignée nue dans cet étang il y a quelques mois. J’ai peint son portrait, ça t’intéresse?
-Elle s’est baignée nue? demanda Hercule en s’immobilisant.
-Oui. Elle a posé nue aussi. Le tableau est très réaliste… »
Hercule ressentit une drôle de sensation à travers le corps, comme un dragon céleste lui caressant le bas ventre de sa langue de miel.
« Je dois m’absenter pour la journée, poursuivit le peintre. Tu peux t’isoler chez moi à loisir avec le portrait … »
Le jeune homme se précipita vers la cabane en mugissant comme un petit veau.
« Attention! cria une petite voix. Je suis ton amie la fée rose et je te mets en garde contre le propriétaire de ce lieu maudit. »
Hercule se retourna et aperçut une sorte d’insecte lumineux. Il reprit son chemin en songeant que le peintre détenait forcement quelque bombe insecticide apte à repousser le parasite.
« Hercule! insista la fée.
-Quoi encore? s’impatienta celui-ci.
-Je sais que tu es l’élu de la prophétie. Tu t’apprêtes à visiter Gérald, celui qu’on appelle le démon de l’étang!
-Mes cousins me surnomment bien le zombie aux yeux baveux, ça ne les empêche pas de venir me voir…
-Tu ne comprends pas. Gérald va se nourrir de ta force vitale. Pour le moment, il est trop faible, il ne peut pas sortir de cette cabane, mais il va t’attirer pour aspirer ton énergie. Tu ne seras plus qu’un légume.
-Ne l’écoute pas, intervint Gérald, mon portrait est bien plus instructif que toutes ces mises en garde de paranoïaque. »
Hercule rentra dans la cabane en se bouchant les oreilles car la fée rose ouvrait déjà la bouche pour protester contre les accusations du peintre. Évidemment, il n’y avait aucun portrait et le vieux bonhomme qui venait de doubler de volume s’y connaissait autant en art plastiques qu’une femme en histoires drôles. Le démon ouvrait déjà une gueule large comme un trou dans un budget de ménagère après les soldes et Hercule, prenant conscience de la situation, laissa parler ses tripes dans une série de salves tonitruantes à la hauteur de son angoisse. La fée rose rentra par la fenêtre alors que le démon s’apprêtait à refermer sa terrible mâchoire sur le corps pétrifié de jeune aventurier imprudent. D’un coup de baguette magique, elle ramena le rescapé sur la rive, le sermonna pour son inconscience et l’invita à le suivre
« Nous l’avons échappé belle, dit-elle en faisant les gros yeux. Maintenant suis-moi. Je vais te guider à travers la forêt.
-Je n’ai pas envie, grogna Hercule. J’étais parti pour mater un portrait de fille à poil et je me retrouve à papoter avec une mouche. C’est révoltant! »
Piquée au vif, la fée rose s’approcha du visage d’Hercule, se posa sur son nez et souleva sa robe jusqu’au menton.
« Mais vous… je… tu ne portes pas de… balbutia le jeune homme en serrant les jambes pour dissimuler son enthousiasme.
-Le sous-vêtement est une invention humaine, expliqua la fée sous pression, tu as vu ce que tu voulais voir, non? Maintenant tu vas me suivre sans discuter, pauvre type! J’ai d’autres aventuriers à guider avant ce soir moi. Allez dépêche-toi! »
Encore tout songeur, Hercule essuya une petite goutte de sang qui lui coulait du nez et enfourcha son canasson.

Au château du roi, la nourrisse de la princesse Diane avait toutes les peines du monde à franchir le pont-levis.
« Abaissez-moi ça immédiatement! ordonna-t-elle aux gardes.
-Soulevez d’abord vos haillons et montrez-nous votre visage, répondirent ces derniers. Nous avons pour consigne de ne pas ouvrir aux étrangers. Ordre du roi.
-La dernière fois que je l’ai fait, se lamenta la vieille, vous m’avez trouvé tellement laide que vous m’avez menacé des pires tortures s’il me prenait l’envie de recommencer.
-C’est vrai, fit l’un des gardes. Nous avons tenu ces propos et nous ne revenons jamais sur notre décision.
-Oui, compléta l’autre, mais qu’est-ce qui nous prouve que c’est à cette paysanne que nous nous sommes adressés? La vieille bique peut très bien lui avoir rapporté la discussion.
-Qui traitez-vous de vieille bique, jeune malotru? s’excita la nourrisse.
-Écoute petite mère, si tu ne nous montres pas patte blanche, nous allons te décocher quelques flèches bien placées qui scelleront ton divorce avec ton fauteuil pour le peu qu’il te reste à vivre. C’est clair?
-Ce qui est clair, c’est que si je vous montre mon visage et que je suis bien celle que je prétends être, je suis certaine d’être torturée puisque vous ne revenez jamais sur votre décision.
-C’est effectivement une certitude…
-Alors si je comprends bien, ma seule chance de salut serait d’être quelqu’un d’autre. C’est vraiment n’importe quoi! »
Les gardes éclatèrent de rire en cédant le passage. C’était typiquement le genre de canular qu’ils avaient l’habitude de faire pour tuer le temps. La vieille haussa les épaules et se précipita dans la salle du roi.

Hyperborea: Le vampire de Danton (La Forêt des Mystères)

Épisode un: Le vampire de Danton

Chapitre trois: La Forêt des Mystères

La jeune fille soupira de satisfaction en songeant que son père ne l’avait pas abandonnée. Voici ce qui était inscrit sur le morceau de papier.

« Ma chérie.

Ta vieille nourrisse, celle que tu appelles LA BIQUE, est partie chercher l’élu de la prophétie. C’est lui qui est censé venir te délivrer. Ne t’inquiète pas, il ne devrait plus tarder. Je maintiens l’ordre que j’ai donné aux cuisiniers de préparer du ragout de mouton pour ce soir et débrouille-toi pour que ton chignon reste en place, nous aurons la baronne de Rottenden à dîner. Je t’embrasse.

Papa

PS: Vérifie la fortune de l’élu avant de succomber à ses charmes. On ne sait jamais »

Accroupi derrière un buisson, Hercule se concentrait comme un diable tout en se mordant les doigts d’avoir repris des crudités la veille. Il fut stoppé dans son élan par un bruit de branches remuées. Apeuré, l’élu termina à la hâte ce qu’il avait commencé, pesta contre l’austérité des feuilles de chêne qui lui meurtrirent la peau et se précipita vers son cheval pour traverser la forêt au plus vite. Le canasson refusa de bouger. Hercule tenta un dialogue avec l’animal, mais d’inquiétantes lueurs rouges entre les arbres forcèrent le chevalier à ravaler les arguments qu’il s’apprêtait à émettre avec son ceinturon en cuir. Trois silhouettes immenses se dessinèrent dans la pénombre forestière. Hercule recula d’un pas.
« Je pense qu’il est grand temps de faire les présentations, souffla timidement le sauveur du royaume après s’être éclairci la gorge. Moi, c’est Hercule… »
Pour toute réponse, les silhouettes s’avancèrent en grognant d’une manière extrêmement menaçante. Hercule dégaina son épée. Les monstres aux yeux rouges plus ou moins humanoïdes avaient de drôles de têtes surmontées d’une paire de cornes fortement dissuasives. L’un d’eux posa sa gigantesque main sur l’épaule d’Hercule qui tenta sans succès de la retirer.
« Ne me touchez pas! brailla-t-il.
-Tu es sur notre territoire… expliqua calmement la créature.
-Et alors? J’ai bien le droit de me promener! rétorqua l’intéressé en donnant un grand coup d’épée dans le vide que le molosse n’eut même pas à esquiver.
-Je ne suis pas sûr que nous partagions ton point de vue, lança-t-il en souriant. Il va falloir renoncer à ton projet de promenade.
– Je ne vous demande pas votre avis. Et puis retirez votre sale paluche ou je hurle.
Les créatures partirent d’un grand rire.
-Tu sais que je me fais du souci pour toi, mon grand?
-Pourquoi?
-Parce que tu pourras hurler tant que tu voudras, personne ne viendra t’aider.
-Alors je vais vous massacrer.
Le monstre s’agenouilla pour être à la hauteur d’Hercule et lui passa la main dans les cheveux.
-C’est dommage, dit-il, tu es mignon. Je suis sûr qu’on aurait pu s’entendre. Enfin, n’en parlons plus. Puisque tu refuses de faire demi-tour, je vais te demander ce qui te ferait plaisir avant de mourir.
-Que vous preniez conscience de ce que vous faites.
-Ce que nous faisons? ricana le géant.
-Vous menacez l’élu de la prophétie, celui qui doit libérer la princesse Diane du comte Gamaratu.
-Une princesse? Voyez-vous ça… Et où est-elle censée être enfermée?
-Danton. »
Le monstre ne laissa pas Hercule finir sa phrase qui pourtant n’attendait aucune suite. Il l’expédia dans l’arbre le plus proche par une gifle d’une intensité égale à la bêtise de l’élu. Hercule tenta de redescendre en douceur, mais il présuma de son agilité et chuta brusquement sur son agresseur qui perdit connaissance. Les deux autres se précipitèrent vers le malheureux qui brandit une fois de plus son épée lunaire en poussant de petits cris. Les créatures l’avaient presque atteint lorsqu’il se prit les pieds en reculant dans le corps de sa victime. Ses adversaires, ayant amorcé un saut dans sa direction, le survolèrent sans le vouloir et poursuivirent leur trajectoire en direction du tronc d’arbre. Le choc leur fut fatal.

Hyperborea: Le vampire de Danton (La Cave aux Crapauds)

Épisode un: Le vampire de Danton

Chapitre deux: La Cave aux Crapauds

Hercule avait beau meurtrir les côtes de sa monture à coups de talonnades bien placées, deux enfants qui jouaient à se poursuivre en courant le dépassèrent sans aucun problème.
L’élu finit tant bien que mal par atteindre la plage. Il avait décidé d’y faire un petit détour car il ignorait totalement où se trouvait la Cave aux Crapauds et aussi pour se procurer de quoi manger. Du poisson par exemple…
Alors qu’il se dirigeait vers le rivage, son épuisette à la main, il entendit une voix dans son dos:
« Hep! Jeune homme! Si vous cherchez du poisson, j’en ai tout un stock. Venez donc jeter un œil, l’eau de mer est dégueulasse aujourd’hui. »
Hercule se retourna et vit un marchand qui l’observait, debout sur le pas de sa porte. Horrifié à l’idée de se salir les mains, le jeune homme rangea son ustensile de pêche dans sa besace et rentra tout guilleret dans la petite boutique.
Il posa un petit pain, une bouteille d’hydromel et du saucisson à l’ail sur le comptoir.
« Combien je vous dois? demanda-t-il.
-Vous ne prenez plus de poisson? rétorqua le vieux marchand.
-Ah! Le poisson! J’avais oublié… Mais pourtant, il me faut du poisson, c’est indéniable!
-Pourquoi?
-Heu… Je ne m’en souviens pas.
-Alors ça peut attendre. »
Hercule régla le marchand et s’apprêta à repartir lorsque le vieil homme lui fit un signe de tête. Inquiet, l’aventurier resta dos au mur en se faufilant à pas chassés vers la sortie. L’autre fit le tour du comptoir et saisit le jeune homme par le poignet.
« Venez! lança-t-il.
-Non, mais c’est pas mon truc. Surtout que vous n’êtes plus tout jeune… »
Le marchand lui mit la main devant la bouche et l’entraîna dans l’arrière boutique.
« Mais qu’est-ce que vous me voulez, espèce de vieux pervers! balbutia Hercule entre les doigts putrides du vieillard boiteux.
-Regardez! fit celui-ci, je savais qu’un aventurier tel que vous ne pourrait pas rester indifférent…
-Un vieux débarras? s’indigna Hercule. Qu’est-ce que vous voulez que ça me foute?
-La Cave aux Crapauds… annonça le vieux.
-C’est ça?
-C’est la première fois que j’emmène quelqu’un dans mon arrière boutique.
-Mais que comptez vous me faire?
-Vous remettre une chose très précieuse.
-A moi?
-Oui. Car j’ai découvert un trésor dans cette grotte et j’entends une voix dans mon sommeil depuis des années qui me dit de remettre ce trésor à celui qui renoncera aux produits de la mer pour son voyage.
-Je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras, précisa Hercule qui s’attendait à une vieille cochonnerie du genre talisman porte bonheur, si vous voulez, je peux reposer le saucisson et me servir en poisson frais comme c’était prévu.
-C’est trop tard, s’emporta le marchand, maintenant que vous connaissez la Cave aux Crapauds, vous devez accepter l’offrande ou mourir sur-le-champ.
-Vraiment?
-C’est la loi…
-Hou là! Donnez-moi votre bibelot qu’on en finisse et surtout épargnez-moi vos salades. Je refuse de me prêter à cette pantalonnade superstitieuse alors vous allez arrêter vos menaces et me laisser repartir. J’ai une mission à remplir vous savez…. »
Le vieux ouvrit un coffre et en extirpa un carquois rempli de flèches et un arc. Hercule était déçu. Il s’attendait à un objet moins encombrant, mais il se dit que ce serait drôle d’attacher quelque chose de sale au bout d’une flèche avant de l’expédier par la fenêtre de son ancien instituteur, celui qui l’avait giflé soit disant parce qu’il avait percé un trou dans les toilettes de l’école au niveau de la cloison séparant les garçons des filles. Alors il accepta l’offrande regagna la plage avant que le marchand ne se mette à parler et à engager la conversation sur des sujets dont il n’avait rien à foutre.
Le jeune homme s’agenouilla pour ramasser un coquillage avant de repartir et dut affronter son premier adversaire: un gros crabe rouge qui lui pinça les doigts. De rage, Hercule saisit l’animal à pleines mains et le jeta au large de toutes ses forces, mais il perdit l’équilibre et se retrouva la tête dans l’eau. Le garçon but la tasse, jura grossièrement et se mit en selle. Les lèvres du marchand remuaient au loin ce qui incita Hercule à déguerpir au plus vite.
La vitesse impressionnante de sa monture avoisinant les douze kilomètres à l’heure, il parvint à la Forêt des Mystères située juste derrière le village en fin de matinée.
« Où sont donc ces fameuses Cachanouilles? s’exclama l’aventurier en libérant le trop plein d’air de ses entrailles autrement qu’avec son souffle. Ça m’a l’air bien calme par ici. Je vais en profiter pour perdre un peu de poids. »

Alors qu’elle réclamait de la mort-aux-rats à son geôlier pour exterminer une petite souris complice aux yeux brillants venue lui tenir compagnie, la princesse aperçut un pigeon sur le rebord de la fenêtre qui l’observait d’un regard lubrique à travers les barreaux. Elle ramassa une écuelle et tenta d’effrayer le volatile en frappant sur les barreaux à plusieurs reprises.
« Fous-moi le camp, sale bête! » pestait Diane d’une humeur massacrante.
Soudain, elle reconnut le pigeon voyageur dressé par son père et s’empara du petit message attaché autour de la patte crottée de l’animal.

Hyperborea: Le vampire de Danton (La messagère)

Épisode un: Le vampire de Danton

Boussoles: « Avant l’invention de la boussole, les voyageurs, pour se diriger, levaient en l’air leur index préalablement mouillé. Après un certain temps, le côté de l’index qui s’était couvert de mousse indiquait la direction du nord. »

François CAVANNA

Chapitre un: La messagère

Les doigts blancs et osseux se refermèrent sur le verre de cristal.
« Ça fait toujours classe de boire du sang de cette manière, fit une voix rocailleuse, encore faut-il que le breuvage soit à la hauteur du récipient. »
La silhouette sombre porta le verre à ses lèvres et avala une gorgée qu’elle recracha aussitôt.
« Pouah! fit le comte Gamaratu en se retournant, c’est imbuvable quand c’est froid, je vais aller en chercher du frais! »
Le vampire prit l’apparence d’une chauve-souris et s’envola par une fenêtre de la crypte en maudissant celui qui lui avait suggéré de se faire une réserve de sang en bouteille pour avoir quelque chose à boire au prochain banquet.
Croupissant dans la cellule voisine, une jeune fille entendit les battements d’ailes retentir dans la crypte et se dit que si c’était pour rester enfermée toute seule dans une pièce aussi sombre pour la journée, elle n’aurait pas perdu bêtement une heure à se maquiller le visage en sortant du lit.

A des kilomètres de là, Hercule bailla sans mettre la main devant la bouche car le soleil qui éclairait la contrée d’Hyperborea venait de rentrer dans sa chambre et de lui chatouiller le visage. Il se passa la main dans les cheveux qu’il avait fort brun et s’étira péniblement.
« J’étais pourtant certain d’avoir tiré les rideaux hier soir, maugréa le jeune homme en se levant. Il faudra que je mange du poisson aujourd’hui, il paraît que c’est bon pour la mémoire. »
Hercule fit quelques pas dans sa chambre et s’arrêta net:
« Pour le coup du poisson là, c’est idiot ce que je viens de dire, s’exclama-t-il, car je ne me souviendrai jamais que j’avais décidé d’en prendre avant d’en avoir pris. Il faudrait donc que j’aille en chercher maintenant pendant que j’y pense… Le problème, c’est que le temps que j’arrive à la rivière, j’aurai oublié la raison de mon déplacement… Non, c’est stupide, je vais plutôt manger du poisson avant d’aller à rivière. »
Hercule s’arrêta de parler, resta sans bouger quelques secondes et retourna se coucher.

Dehors une vieille femme très mal fagotée, du moins dont personne n’aurait voulu comme cavalière pour danser quoique ce soit, se faufilait dans les rues du village en haletant. Plusieurs enfants s’étaient mis à pleurer en la voyant et pour cause, la vieille était laide comme un pou. C’était d’ailleurs probablement pour cette raison qu’elle était emmitouflée comme une zazoue dans ces horribles haillons qui la dissimulaient en partie. Elle arriva devant la porte d’Hercule et se mit à frapper vigoureusement. Le garçon ouvrit la porte et la referma aussitôt.
« C’est sans doute un mauvais rêve », se dit-il avant de regagner son lit pour la seconde fois.
Il y eut une nouvelle série de coups contre la porte en bois. Hercule retourna ouvrir, mais s’équipa cette fois-ci d’un seau rempli d’eau froide au cas où la vieille femme ne vienne à quémander quelque nourriture. Le jeune homme s’apprêtait déjà à lui jeter le liquide au visage lorsque l’immondice à la dent jaune et à la fesse fripée lui annonça qu’il était l’élu que le peuple attendait pour libérer la princesse Diane et qu’il devait se rendre à la Cave aux Crapauds de toute urgence.
« Écoutez, expliqua Hercule avec le plus de diplomatie possible, je sais que c’est moche ce qui vous arrive. Le visage ridé, les yeux vitreux, la mauvaise haleine, tout ça, c’est dur quand ça vous tombe dessus, mais ça n’est pas dans l’alcool que vous trouverez un palliatif à la vieillesse. Soyez raisonnable. Rentrez chez vous et évitez de sortir en plein jour, je vous rappelle qu’il y a des enfants dehors à cette heure-ci.
-Tu es l’élu, insista la vieille. Gamaratu a capturé la princesse Diane. Le royaume d’Hyperborea va bientôt sombrer dans le chaos. Les astres ont parlé. C’est toi et toi seul qui peux libérer la princesse et ramener la paix dans le royaume.
-Écoutez, personne n’a sombré dans le chaos et Diane se porte à merveille. A l’heure qu’il est, elle doit être au palais en train de se pomponner dans sa salle de bain, le visage enduit de cosmétiques payés avec nos impôts et je suis sûr que le comte Gamaratu dort paisiblement dans sa tombe comme tous les jours alors soyez gentille et rentrez chez vous. » conclut le jeune homme en commençant à refermer la porte. Il fut interrompu dans son geste par un roulement de tambour.
« Avis à la population, annonça un aboyeur, la princesse Diane a été kidnappée. Forte récompense à qui la retrouvera, je répète: forte récompense à qui la retrouvera. »
Un nouveau roulement de tambour annonça que le messager changeait de sujet et en effet, celui-ci annonça l’arrivée au royaume d’un groupe de saltimbanques à cheveux longs qui faisait fureur dans leur contrée et qui se produirait ce soir à la salle des fêtes.

Gamaratu revint à la crypte le ventre rempli et contempla sa prisonnière en étouffant un rôt.
« Voilà, lança-t-il, je n’ai plus qu’à absorber le pouvoir contenu dans ton amulette royale et je serai assez puissant pour renverser ton père.
– Le roi est trop fort pour vous, s’indigna la princesse Diane, même si mon amulette décuple le pouvoir de celui qui la porte, vous ne parviendrez jamais à vaincre son armée.
-Ha! Ha! Tu me fais rire. Dommage pour toi que le pouvoir de ton petit bijou n’agisse pas sur les femmes. Je crains que tu ne restes enfermée ici pour un bon bout de temps. Ha! Ha! Ha! »
Le rire démoniaque résonna dans tout le royaume.

Hercule fixait la vieille femme en retenant un haut-le-cœur.
« Mais pourquoi c’est moi qui devrait aller la délivrer la princesse, s’insurgea-t-il, j’ai pas que ça à faire. J’ai du poisson à pêcher moi aujourd’hui!
-Pourquoi? demanda la vieille
-Heu… Je ne m’en souviens pas.
-Alors ça peut attendre.
-Mais je ne suis pas assez fort et puis je ne sais pas manier les armes.
-Tu apprendras. Regarde… »
La vieille femme commença à soulever sa robe. Hercule devint tout blanc et arrêta le geste de son interlocutrice en lui saisissant fermement le poignet.
« Non. Sincèrement madame, je n’ai pas encore pris mon petit déjeuner. Je ne pense pas que ça soit nécessaire. »
La vieille se dégagea et extirpa une épée et un bouclier dissimulés sous son vêtement.
« Voici l’épée lunaire, expliqua-t-elle. On dit qu’elle est tombée du ciel un soir de pleine lune. Elle était dissimulée chez moi depuis des années avec ce bouclier qu’on dit forgé par les dieux. Les astres m’ont toujours dit que seul l’élu pouvait sortir l’épée de son fourreau.
-Bon, ben je veux bien, fit Hercule, mais par où dois-je commencer? Je veux dire où se cache le comte Gamaratu?
-Danton…
-Pardon? rétorqua le jeune homme plus offusqué que jamais. Dans mon quoi? Allez-y! Finissez votre phrase…
-Danton, c’est le nom de la crypte où réside le comte.
-La crypte Danton? Excusez-moi, je n’avais pas compris. Avouez que c’est grotesque comme nom, précisa Hercule en esquissant un rictus dont l’élan fut freiné par le regard noir de la bonne femme. Et dans quelle direction dois-je me rendre?
-Vers le nord, au-delà de la Forêt des Mystères. Tu dois aller jusqu’à la Vallée des Ténèbres, là tu trouveras la crypte Danton.
-Mais c’est une zone extrêmement dangereuse!
-Oui. D’autant plus que la Forêt des Mystères est peuplée de Cachanouilles sauvages, qu’au milieu de la forêt, il y a l’étang du démon et que la Vallée des Ténèbres est gardée par des Espanodrilles sanguinaires qui vont te dévorer vivant sans même te faire cuire si jamais ils t’attrapent.
-Bon. Je crois que je vais me trouver des raisons d’aller à la pêche…
-Non. Tu dois libérer la princesse. Mais avant tu dois te rendre à la Cave aux Crapauds où se trouve quelque chose qui t’aidera dans ta quête.
-Foutez-moi la paix à la fin! Je veux bien vous débarrasser de vos antiquités lunaires forgées par vos dieux à la noix, mais pas question que j’aille affronter des monstres.
-Tu auras peut-être une bise de la princesse si tu acceptes.
-Je m’en tape!
-Le roi te fera trancher la tête si tu refuses. »
Hercule qui refermait petit à petit la porte la rouvrit.
« Bon d’accord. s’exclama-t-il. Pas la peine de sortir les grandes phrases! »
La vieille sourit et partit en boitant. Hercule se rendit à l’étable et enfourcha son fidèle destrier, en l’occurrence un vieux canasson édenté que le jeune homme se promit de remplacer à la première occasion quand il serait un peu moins pauvre.

A la crypte, le comte Gamatura venait de se passer l’amulette autour du cou. Le bijou magique mettrait très exactement douze heures à décupler son pouvoir, après quoi, personne ne pourrait l’arrêter, pas même Hercule et ses nouvelles armes. Enfermée dans un cachot humide, la princesse Diane sanglotait en pensant à ce que deviendrait son peuple et surtout à tout ce qu’elle aurait pu faire aujourd’hui si on lui avait foutu la paix.

Hyperborea: Prologue

A une époque indéfinie, dans une contrée lointaine connue sous le nom d’Hyperborea, une légende narrant les exploits d’un jeune homme maladroit, mais surtout équipé d’une panoplie d’armes magiques circulait de père en fils et faisait la joie des enfants les soirs d’hiver quand les carambars et leurs fameux emballages n’existaient pas. Cette légende constituée de différents récits était devenue l’histoire à la mode dont on citait des extraits avec joie quand on ne savait pas quoi se dire à table ou bien quand on avait peur de mal raconter le dernier livre qu’on avait lu ou fait semblant de lire. Peut-être souhaiteriez-vous en savoir un peu plus sur cette histoire et sur ses différents protagonistes? Lisez ce qui va suivre et gardez bien en tête qu’ils vont se marier à la fin et que tout va bien se terminer. Oups! Pardon!…

Présentation des personnages

Hercule: Le héros de ces aventures. Jeune homme naïf, voir stupide, il est aussi courageux qu’une poule.
Phileas: Fidèle compagnon d’Hercule. Il apparaît dans le deuxième épisode. Guerrier au cœur tendre sous un aspect rude.
Diane: La princesse d’Hyperborea. Comme la plupart des femmes, elle est assez pénible et capricieuse. Une bonne claque ne lui ferait pas de mal.
Ernest: Le roi de la contrée. Comme beaucoup d’homme il ne s’intéresse à rien d’autre qu’au sexe et à la nourriture. C’est bien légitime.
Damien: Le sorcier du château. Il apparaît également dans le deuxième épisode. Il évoque vaguement Philippe Bouvard…

Une nuit avec le Diable (nouvelle)

Quand la preuve par A plus B fut donnée que le diable existait vraiment, les journalistes les plus intrépides de la planète tentèrent un premier contact. Seulement voilà: le diable est insaisissable. Conscient de l’intérêt que sa personne provoquait chez les mortels, c’est à Édouard Lefebvre, jeune auteur de chroniques travaillant pour la revue En rouge et noir (magasine underground consacré à la culture dite gothique), que le seigneur des enfers accorda un bref entretien, via un message avec lieu, date et heure du rendez-vous peint au sang frais sur le mur de la chambre du journaliste qui crut d’abord à un canular. Vivant seul et le verrou de sa porte étant resté intact, il finit par comprendre que personne n’avait pu venir chez lui et que seule une réponse surnaturelle pouvait répondre à la question de la présence du message sur le mur.
Décidé à se montrer digne de son interlocuteur, Lefebvre s’empiffra de tranquillisants la veille de la rencontre et passa la soirée à regarder des films d’épouvante, histoire de se préparer à ce qu’il pourrait voir. La plupart de ces productions, datant du début du siècle, n’eurent d’autre effet que d’accroître le stress du journaliste qui préféra se coucher après le quatrième film. Lefebvre devrait être en forme pour son rendez-vous. Le diable l’attendrait dans la crypte d’une église de campagne au déclin du jour. Le moment arriva très vite. Le journaliste flâna toute la journée et se rendit au lieu convenu. Le diable était déjà là. Du moins, c’est ce que Lefebvre croyait.
« L’imitation est fantaisiste, fit une voix, vous avez devant vous la plus belle supercherie humaine. La concrétisation de l’impalpable. La substance de l’informe. La représentation de l’indescriptible. En bref, c’est une statue censée représenter ma propre personne… Hum! Je crois que vous n’avez pas compris à qui appartenait la voix qui vous parle. C’est une statue du diable si vous préférez. »
Des flammes surgirent au milieu de la crypte et le seigneur des enfers se matérialisa devant les yeux du journaliste terrorisé.
« J’ai pris l’apparence de cette œuvre en pierre au crâne corné, à la queue en pointe et aux ailes de vampire uniquement dans le but de ne pas vous effrayer. En réalité, je ne ressemble pas à ça. Je ne ressemble à rien. Quant à la couleur rouge de ma peau, j’ai pensé que ce serait plus chaleureux. Et puis c’est tellement symbolique… Allez, ne faites pas cette tête, asseyez-vous. Les monticules d’os derrière vous ont été taillés en siège par mes soins. Vous verrez, ils sont très confortables! Pour ma part, je n’attendrai pas plus une minute de plus! »
Joignant le geste à la parole, la créature s’assit, invita l’autre à le rejoindre d’un geste amical et posa son menton sur sa main.
« Je vous écoute…
Le pauvre garçon porta la paume à son front pour en essuyer la sueur, s’installa et balbutia:
– Tout de même, drôle d’endroit pour un entretien…
– A quoi vous attendiez-vous? A une salle des fêtes? Posez-moi plutôt la première question au lieu de dire des âneries! »
Lefebvre regarda autour de lui et ne distingua que des formes floues. Le diable avait insisté pour qu’une seule bougie soit utilisée. Disposée entre les deux personnes, celle-ci constituait pour Lefebvre le seul élément rassurant. Il ne le quittait pas des yeux. Le diable finit par s’impatienter. Il toussa soudainement, ce qui surprit beaucoup Lefebvre. Ce dernier renversa son magnétophone, le ramassa à la hâte et s’empressa de commencer son travail.
« J’espère ne pas vous paraître indiscret, mais la première question qui se pose est celle de votre âge…
– Mon âge? Sachez, jeune homme, que vous jouez d’entrée la carte de l’indiscrétion de par la nature de votre emploi. Quant à mon âge, je répondrai par une autre question. Combien me donnez-vous?
– C’est difficile à dire… Les cornes vous vieillissent!
– Vous trouvez ?
– Bon, je me rends compte que la question était mal choisie. Je m’excuse.
– Ha! Ha! Vos excuses, voilà ce que j’en fais! » tonna le diable en crachant violemment par terre.
A la stupéfaction de son interlocuteur, c’est une boule de feu qui jaillit de la gorge du démon. Après quoi celui-ci se leva, empoigna le journaliste blanc comme un linge par le col, le souleva de son siège et lui murmura dans le creux de l’oreille:
« Il ne faut pas m’en vouloir, je suis le diable. J’ai parfois de cruels élans qui échappent totalement à mon contrôle. Il suffit de ne pas leur prêter attention, voilà tout… »
Ils se rassirent tous deux et le diable réclama une plaisanterie.
« Allez! Faites-moi rire! Il paraît que vous seuls, êtres humains, possédez ce pouvoir. L’humour! De l’humour noir! Allez! (Le diable trépignait d’impatience.)
– Heu…
– Bon, puisque c’est comme ça, c’est moi qui vais vous faire rire.
– Mais… je croyais que les hommes étaient les seuls à posséder ce pouvoir!
– Il ne faut pas croire tout ce que le diable raconte.
– Ça vous arrange bien… répliqua Lefebvre qui, vexé qu’on se paie sa tête, en oublia sa propre peur.
– Ça y est. Vous commencez déjà à être arrogant…
– Pas du tout. Je vous demande simplement de ne pas vous moquer de moi.
– Moi? Je me moque de vous ?
– Tout à fait. Vous m’avez pris pour un imbécile il y a à peine quelques secondes.
– Ce que vous êtes médisant! C’est insupportable! Ecoutez plutôt celle du navire qui coule en pleine mer. Une famille parvient jusqu’à une île déserte grâce à une barque de sauvetage. Le temps passe. Les secours n’arrivent pas, les réserves s’épuisent et on est obligé de faire cuire le chien pour survivre.
– C’est ignoble!
– Attendez! Le repas touche à sa fin. L’animal a été englouti et on racle les assiettes. Fidèle à ses habitudes, le chef de famille agite l’os en sifflant, mais personne ne vient. Ha! Ha! Vous avez compris?
– Passons à autre chose.
– Forcément! Ils viennent de le…
– Bon, ça va maintenant. Je ne suis pas bête!
– Non, mais vous en avez l’air.
– Dites-donc, soyez poli!
– Pardonnez-moi, mais vos cheveux ne sont pas assez longs et vos vêtements sont trop clairs.
– Ça y est! Voilà qu’il veut me faire ressembler à l’un de ces crétins aux lèvres peintes avec leurs longs manteaux noirs et leurs chaussures montantes…
– Pas du tout. Seulement, vu votre physique, vous auriez tout à gagner à adopter un style plus sombre. Et puis ne dite pas de mal des gens qui lisent votre revue. N’empêche, vous avez du potentiel, vous ne vous regardez jamais dans le miroir?
– J’ai les joues creuses, je sais. Je suis grand, mince et j’ai mauvaise mine.
– Je ne vous le fais pas dire.
– Écoutez monsieur… monsieur?
– Appelez-moi Satan.
– Monsieur Satan, nous ne sommes pas ici pour parler de moi, mais de vous.
– Alors suivez-moi. »
Le diable se leva, fit apparaître une gigantesque flamme et invita Lefebvre à le suivre. Celui-ci tremblait comme une feuille.
« Monsieur Satan… balbutia-t-il.
– Satan tout court, répondit l’autre, ça ira très bien. Suivez-moi, maintenant. »
Ils s’engouffrèrent dans le passage. Lefebvre ferma les yeux et pria intérieurement. Le diable en profita pour lui passer le bras autour des épaules, ce qui était totalement inattendu… Lorsque le journaliste rouvrit les yeux, il se trouvait de l’autre côté de la flamme, exactement au même endroit.
« Vous vous foutez de moi! explosa Lefebvre.
– Oui.
– C’en est trop! » Hors de lui, le journaliste rangea son magnétophone et prit congé. Le diable le rappela.
« Attendez! Vous ne croyiez tout de même pas que j’allais raconter ma vie au premier venu! Je voulais voir ce que vous aviez dans le ventre.
– Un test? demanda l’autre en faisant volte-face.
– Oui, un test… Je suis maintenant rassuré. Vous avez traversé la flamme. Tout le monde n’en a pas l’audace!
– Ravi de ne pas vous décevoir.
– Je vous accorde le récit de ma vie, mais n’oubliez jamais qui je suis Lefebvre, autrement vous allez rapidement perdre le fil.
– Soyez tranquille, je m’attends au pire! expliqua le journaliste en regagnant sa place.
– Ah ça, par exemple? » demanda calmement le diable en tournant le dos. Lequel dos, au grand étonnement du reporter, était agrémenté du visage de son propriétaire. Pour simplifier, nous dirons que le diable s’était amusé à inverser son recto et son verso.
Lefebvre regarda le diable se rasseoir et rire de sa bonne farce. Pas de doute, il s’agissait bien du plus grand scoop de sa carrière. C’était peu de le dire. Le jeune homme s’éclaircit la voix et mit à nouveau son magnétophone en marche.
« Satan, commençons par le commencement, voulez-vous? Nous souhaiterions tous connaître vos origines. D’où venez-vous? Êtes-vous la création de quelqu’un ou de quelque chose? Et si oui, de qui ou de quoi s’agit-il?
– Mes origines…? Le diable ne put retenir un sourire moqueur. Vous ne manquez pas d’air! Cependant, je vais tout vous dire. Au commencement, il n’y avait rien. Il n’y avait ni idée de bien, ni idée de mal. Il n’y avait pas l’idée du monde, il n’y avait pas l’idée de la création. Il n’y avait même pas l’idée d’idée. Il faut bien qu’il y ait eu un moment comme ça, non? Ne soyez pas surpris, l’auteur que vous appelez Cavanna s’en est aperçu dans sa version libertine de la Bible: Les Ecritures. Il avait raison. Ce texte est d’ailleurs celui qui se rapproche le plus de la façon dont ça s’est réellement passé. Cela a duré jusqu’à ce que l’univers ne puisse plus contenir sa migraine.
– Sa migraine?
– Imaginez le mal de tête que peut provoquer le vide absolu! Il arriva un moment où l’univers n’eut plus la force de contenir son propre manque de matière. Ensuite, l’explosion… C’est à ce moment là que les forces du bien et du mal se mirent en place. Les lois qui régissent cette mise en place sont difficiles à expliquer. Disons pour simplifier que l’agencement du bien et du mal correspond à celui des courants chauds et des courants froids dans l’atmosphère. La conscience est le vent qui amène le bien là où il y a trop de mal. Vous me suivez ?
– Juste une chose… Lefebvre avala sa salive. Vous présentez ça comme des lois physiques et non comme des décisions conscientes. La conscience est nécessaire à la notion de moralité, mais elle n’arrive pas par hasard…
– Exactement. Lorsqu’il y a trop de bien, c’est le contraire qui se produit. Les hommes ont des pulsions immorales et c’est à moi qu’ils font appel. Il y aura toujours un petit crétin pour croire qu’il va s’en sortir tout seul en étant désagréable, par la délinquance ou pire encore, par le meurtre. Mais le sage connaît le diable sans le savoir. Un exemple. En 1816, j’ai été appelé en Suisse par Mary Shelley pour Frankenstein. Imaginez un petit instant que la pulsion soit refoulée, que Shelley ne m’interpelle pas. La violence s’empare d’elle. Le livre laisse la place à de violentes disputes sur les bords du lac Léman. Quel gâchis!
– Cela expliquerait tous les crimes de l’histoire.
– Oui. S’empêcher de créer le mal, c’est renoncer au pacifisme.
– Ainsi, vous auriez la faculté de pénétrer les œuvres des auteurs tragiques. Intéressant.
– Les grands personnages de l’épouvante… C’est moi!
– Pardon?
– Je vous répète que lorsqu’un auteur m’appelle, je suis obligé de répondre. Et vous voulez savoir de quelle manière? En me réincarnant dans leurs personnages.
– Vous voulez dire que…
– Toutes ces histoires se sont réellement passées! Les grands auteurs d’épouvante sont à cheval entre l’enfer et la réalité. Ils n’inventent rien.
– Tout de même!
– Croyez-moi, ils se contentent de recopier des épisodes de ma vie que je projette dans leur cerveau. Ils font le lien entre vous et moi, rien de plus.
– C’est impossible. La création est le propre de l’homme. Vous n’avez pas le droit de mettre en doute l’œuvre des grands auteurs.
– Je ne mets rien en doute, je me contente de vous expliquer comment ça se passe. Cela dit, je comprends votre scepticisme. Aussi je vous propose de vous faire revivre tous ces grands moments avec moi. Fermez les yeux.
– Mais…
– Pas de mais, Lefebvre. Vous voulez connaître le pourquoi du comment des choses oui ou non? Alors fermez les yeux et ne pensez à rien. »

Le journaliste ne savait plus quoi penser. Il se dit que s’il ne s’exécutait pas, son partenaire risquait de mal le prendre et Dieu sait ce que le diable est capable de faire dans ces cas là.
Lefebvre ferma les yeux quelques instants et lorsqu’il les rouvrit, ce fut pour regretter de ne pas les avoir fermés plus longtemps. Le jeune homme se trouvait à la table d’une salle à manger meublée dans un style pour le moins macabre. A n’en pas douter, le diable l’avait fait basculer dans un autre lieu et surtout dans une autre époque. Il ne pouvait s’agir que d’un château ou d’un vieux manoir complètement isolé, à en juger par les cris de loups qui résonnaient dans le lointain.
« Les enfants de la nuit… Quelle musique merveilleuse! Leur chant résonne depuis si longtemps que j’ai l’impression de n’avoir jamais connu autre chose. »
Le journaliste sursauta. Il se croyait seul, mais il n’en était rien. La table était occupée par une seconde personne. Une créature d’une élégance certaine se tenait face à lui. Cette chose à la mine cadavérique, aux vêtements sombres, et aux allures de gentleman devait probablement être un homme, mais le doute était permis tant sa voix était singulière.
« Je ne bois jamais de vin, monsieur Harker, mais je vous en prie, buvez! »
Monsieur Harker? Lefebvre sentit ses forces l’abandonner. Cet homme ne pouvait pas être ce qu’il semblait être. Ça n’était pas possible. Pourtant, il se risqua à lui poser la question qui lui brûlait les lèvres depuis un moment:
« Je boirais volontiers à votre santé, monsieur, mais laissez-moi vous demander confirmation, afin d’être certain que mon voyage s’est bien passé. Vous êtes le comte Dracula et je suis dans votre château en Transylvanie. Est-ce exact?
Le comte, de son regard menaçant, fixa le journaliste. Sa tête se pencha légèrement d’un air interrogateur. Comme si quelque chose venait d’être brisé. Lefebvre ignorait qu’en intervenant d’une manière où d’une autre, il bouleversait le cours du récit.
– C’est exact, monsieur Harker. Permettez-moi de m’inquiéter à votre sujet. Vous me semblez si nerveux. Y aurait-il eut dans mon comportement, une phrase ou un geste qui vous aurait fait douter de votre destination?
– Rassurez-vous, vous n’êtes en rien responsable de mon trouble. Boire du vin en votre compagnie en un lieu si charmant est pour moi une telle chance que je peine à y croire. »
Les deux hommes échangèrent quelques paroles de salon. Le comte fit signer un certain nombre de documents au journaliste, une simple formalité pour ce dernier qui connaissait l’histoire sur le bout des doigts, et l’heure de se coucher les força à prendre congé l’un de l’autre.
« Je n’arrive pas à y croire! songea Lefebvre, installé sur son lit. Je suis enfermé dans un livre, c’est fantastique! »
A ce moment, des voix semblant venir d’une pièce voisine vinrent lui taquiner les tympans. Le journaliste repensa aux trois femmes de la nuit. Connaissant leur condition de non-mortes, il tenta de résister, mais la curiosité fut la plus forte. Lefebvre eut l’impression, pendant un cours instant, qu’une force étrangère le poussait vers l’appel fascinant. Incapable de résister, il se dirigea vers l’endroit d’où provenait le son. Tandis que ses doigts frissonnèrent au contact froid de la poignée, une odeur inhabituelle s’échappa de la chambre. Lefebvre assista comme prévu à la matérialisation des trois fantômes. Ses nerfs finirent par lâcher.
« Non, c’en est trop! Vous n’êtes pas des esprits et je ne suis pas Jonathan Harker. Je suis journaliste et vous n’êtes qu’une illusion projetée par le diable! »
Lefebvre recula, alors que les trois femmes continuaient à avancer lentement vers lui. Le vampire entra brusquement par la fenêtre sous la forme d’une immonde chauve-souris, ce qui fit basculer Lefebvre de surprise. La créature reprit son apparence humaine et jeta un regard sévère aux trois femmes qui reculèrent à leur tour.
« Non! Pas ça! hurla le jeune homme. Cessez de me tourmenter et faites-moi revenir à la crypte! »
Dans sa hâte, il renversa un verre posé sur une table dans laquelle il venait de se cogner. Un éclat vint se planter dans son poignet droit, ce qui le blessa légèrement.
« Votre précieux sang! fit le comte en ouvrant grand les yeux. Faites attention! Ne le gaspillez pas.
– Arrêtez cette comédie ridicule! brailla l’autre. Vous n’êtes pas Dracula! Vous n’êtes pas un vampire! Dracula est l’œuvre de Bram Stoker et vous, vous n’êtes qu’une illusion. Vous n’êtes pas un vampire, vous dis-je!

– Je suis vampire quand j’en ai envie. »
Lefebvre regarda devant lui. Le diable lui souriait en sirotant un Scotch. Ils étaient à nouveau dans la crypte et les trois femmes avaient disparu.
« Vous avez soif? J’ai du Jack Daniels à finir, vous m’en direz des nouvelles.
– Je ne bois jamais de… Oh, non! Voilà que je mets à répéter les paroles de ce… Mais… Vous n’êtes pas…
– Je suis le diable! Bon sang, c’est pénible ce que ces humains peuvent avoir la mémoire courte.
– Excusez-moi, mais figurez-vous qu’on vient de me prendre pour Jonathan Harker!
– Harker… Harker… Attendez, ce ne serait pas une de ces stars du rock dont votre monde est si friand?
– Pour l’amour du ciel, soyez sérieux!
– J’y suis! Vous faites référence à ce héros du dix-neuvième siècle conçu par Bram Stoker dans Dracula. Le diable se mit à agiter les mains en faisant des grimaces.
– Vous me rassurez. Harker est un personnage de fiction et lui seul se retrouve face au monstre dans l’histoire. Je suis sauvé.
– Vous faites fausse route.
– Comment ça?
– Dans la version cinématographique de Tod Browning, c’est Reinfield et non Harker qui se rend au château des Carpates.
– Vous cherchez la petite bête!
– Je suis bien placé pour le savoir, j’ai moi-même pris possession de Lugosi pour les scènes de tournage.
– Bela Lugosi?
– Lui-même. Sachez, jeune homme, que rares sont les personnes chez lesquelles je me sois autant investi. Souhaiteriez-vous revivre la scène en tant que Reinfield?
– Merci. Sans façon. C’est donc bien vous le responsable de cette mise en scène.
– Mise en scène? Cette définition me perturbe. Le terme projection serait d’avantage approprié. Je vais d’ailleurs vous en donner un second aperçu. Fermez les yeux.
– Très peu pour moi. J’ai eu ma dose.
– Lefebvre! »
Le diable brandit sa main droite en guise de geste dissuasif. Le journaliste, peu désireux de recevoir une trempe, abaissa les paupières et maudit le diable de toutes ses forces. Ce qui n’est guère utile.

Lefebvre entendit de sourds grognements. Il ouvrit les yeux, reprit sa respiration et regarda autour de lui. Allongé dans un lit en mauvais état, il regrettait déjà la chaleur de la crypte.
Le journaliste tressaillit. Une sueur froide lui couvrait le front. Ses dents claquaient. Tous ses membres étaient convulsés. Un zombie se tenait dans la chambre. Un mort-vivant vêtu d’un veston. Les cheveux noirs et la mine pâle, la créature était plutôt bien bâtie, mais ses gestes étaient curieusement désordonnés. Enfin, sa peau, d’un vert jaunâtre évoquait à n’en point douter la créature de… de…
« FRAN-KEN-STEIN! hurla la bête
– Non! fit le jeune homme. Ça ne va pas recommencer, je ne suis pas Frankenstein. Pas plus que le père Noël! »
Le monstre continuait à avancer. Ses membres, cousus comme il se devait, laissaient apparaître d’énormes cicatrices. Un bruit de tonnerre se fit entendre. Lefebvre pensa à l’orage. La créature avait été conçue grâce à la foudre et un éclair traversa l’esprit du journaliste.
« Cette fois, on va un peu changer le scénario! songea-t-il. Suis-moi, la brute! »
Alors que le monstre regardait Lefebvre avec le même air interrogateur que le comte quelques instants plus tôt, celui-ci entraînait son adversaire vers l’extérieur.
« Oui, c’est ça. Viens! On va voir si la foudre te donne toujours autant la pêche lorsque tu la reçois en pleine poire. »
Lefebvre invita la bête à se placer sous un arbre et pria pour que l’accident se produisit. Un rictus apparut sur ses lèvres qui céda rapidement la place à un rire démoniaque. Lequel rire s’évanouit complètement lorsque le monstre s’avança vers lui.
« Mais…non! Reste à ta place, voyons! »
La créature continuait à avancer, bras tendus. Lefebvre hurla de terreur en sentant les mains de la bête se resserrer autour de son cou, tandis que celle-ci hurlait à nouveau:
« FRAN-KEN-STEIN!
– Il est en vie! répliqua le journaliste, sans trop savoir pourquoi. Il est en vie!…

– Tout à fait, c’est la foudre qui l’a fait naître. » ajouta le diable, confortablement installé dans son siège en os. Ils étaient dans la crypte et rien n’avait changé.
« Où… où est le monstre? balbutia Lefebvre.
– Pshh! Parti le monstre! Vous voulez une pistache?
– Allez au diable avec vos pistaches! Vous n’allez pas non plus me faire revisiter toutes les scènes de l’épouvante?
– Ho! Ho! Vous êtes un marrant, vous! Le diable se redressa pour éviter de s’étrangler.
– Je ne vois pas ce qui peut vous faire rire.
– Ho! Ho! Et modeste en plus! Tenez mon bon Lefebvre, prenez une pistache.
– Je vous dis d’aller au diable avec ça!
– Il recommence! »
Le diable tomba par terre et ne put retenir une galipette arrière sur le sol de la crypte. Le bougre se tenait les côtes en hurlant d’extase. Il en pleurait presque. Après plusieurs minutes de dualité entre la décadence d’un démon et la consternation d’un homme, Satan finit par se relever et se resservit un Scotch. Il se passa la main sur le visage et se rassit en faisant de monstrueux efforts pour garder son sérieux.
« Vous avez revisité le mythe de Frankenstein. L’homme qui crée la vie. Le Prométhée Moderne, comme dit le titre.
– J’avais cru comprendre. Merci
– Non. Vous n’avez rien compris du tout. Vous ne comprendrez jamais rien. Vous n’êtes qu’une sotte créature tout juste bonne à venir me distraire parce que je le veux bien.
– Restez poli!
– Rhaaa! »
Le diable se cambra vers l’arrière et se frappa violemment la poitrine à l’aide de ses deux poings. Lefebvre eut un mouvement de recul sur son siège, ce qui sembla déplaire au diable qui renversa l’assiette de pistaches.
« Imaginez un petit instant, reprit le monstre, que si je vous ai fait subir tout ça, c’est pour vous faire comprendre, Lefebvre. Vous faire comprendre, rien de plus!
– Pour ça, chez les gens normaux, il y a le verbe.
– Ha! Ha! Ha! Parce que j’ai l’air normal, moi?
– En tout cas, pas en zombie…
– Quelle grande époque! Je me souviens de la grande adaptation de James Whale. Le docteur Frankenstein était joué par Colin Clive et la bête par Boris Karloff. Là aussi, j’ai mis le paquet!
– Avec Karloff?
– Bien sûr! Par contre, je n’ai jamais compris pourquoi ils ont prénommé le docteur Henry et non Victor, comme dans l’œuvre de Shelley.
– C’est simple, son ami s’appelait aussi Victor, si je me souviens bien. Le public les aurait confondus.
– Mais non! Il s’appelait Henry, justement. Henry Clerval!
– Dans le roman! Alors que dans le film, comme Henry s’appelle Victor, il faut bien que Victor s’appelle Henry! Sinon, il y aurait deux Victor. Voilà l’explication. Vous me suivez?
– N’aurait-il pas été plus simple, dès le départ, de ne pas appeler l’ami Victor, comme le héros?
– Mais puisque le héros ne s’appelle pas Victor, justement pour ne pas être confondu avec l’ami, qui lui…
– Continuez à me contredire et je vous envois en Égypte!
– Comment ça? s’insurgea Lefebvre.
– De cette manière! Fermez les yeux… » fit le diable en faisant tournoyer sa main au-dessus de la tête du journaliste.

Lefebvre rouvrit les yeux, mais il ne vit rien.
« Nom de nom! » songea-t-il. Et il les referma. Il attendit un court instant et les rouvrit. Toujours rien.
« Pardonnez-moi! surgit la voix du diable. Une erreur de formule.
– C’est malin! »
Lefebvre maugréa et ferma les yeux à nouveau. Lorsqu’il les rouvrit, il était assis à une table, dans une petite pièce faiblement éclairée. Une étroite boîte se trouvait devant lui. Curieux, Lefebvre l’ouvrit et découvrit un étrange parchemin. Il le posa sur la table et regarda autour de lui.
« Où suis-je? songea-t-il. Je ne comprends rien à cette écriture. Quoiqu’il y a de nombreux dessins et Satan parlait justement de L’Egypte. Il doit y avoir un rapport…. »
Le journaliste aperçut le même type de caractères sur les murs de la pièce. Il pensait maintenant savoir dans quel pays il était. Derrière lui se trouvait un sarcophage ouvert avec un cadavre momifié.
« Mais bien sûr! hurla Lefebvre en se levant pour examiner la chose de plus prêt. C’est une momie! C’est la Momie. Celle qui a enflammé l’imagination de bon nombre de cinéastes dont Karl Freund! J’aurai vraiment tout vu, ce soir… »
Le jeune homme se rassit et contempla le parchemin. Derrière lui, la silhouette de bandes et de poussière restait figée telle une statue de marbre. Lefebvre releva soudain la tête. Il repensait à l’utilité de la boîte qu’il venait d’ouvrir. Ne s’agissait-il pas de la formule qui, une fois entre les mains d’un homme, permettait au cadavre de revenir à la vie?
Le journaliste sentit une main s’approcher de lui. La momie, car c’était elle, s’empara du parchemin et sortit de la pièce sans aucune forme de complexe.
« Non! C’est un cauchemar! Dire que j’avais oublié la fin de la scène! Mais ça ne se passera pas comme ça! »
Furieux, Lefebvre s’empara d’une bandelette qui traînait sur le sol et tira de toutes ses forces. Le mort-vivant qui se trouvait à l’autre bout s’immobilisa. Le journaliste exerça une nouvelle pression, ce qui fit perdre son équilibre au monstre.
« Ha! Ha! ricana le jeune homme. Je suppose que cette salle est celle d’une pyramide, n’est ce pas? Et tu voulais t’enfuir de cette pyramide? Dans tes rêves! Ha! Ha! Ha!
– Je suis Imothep… répondit la chose.
– Et moi je suis désolé, mais tu restes ici. On en a marre de ces scénarios déjà écrits où le monstre s’échappe et terrorise tout le monde jusqu’à la fin. Pourquoi le monstre ne serait-il pas anéanti dès le début?
– Je suis Imothep…
– C’est vrai, quoi! Ce serait plus pratique! Seulement, tu imagines la tête des producteurs quand ils recevront un film soit disant d’épouvante avec cinq minutes de frissons et une heure vingt de réflexion sur la mort du méchant!
– Je suis Imothep…
– Bon, tu arrêtes avec ça? Tu me fatigues! »
Lefebvre aida la momie à se relever et lui proposa de s’asseoir. Il parcourut la pièce du regard et aperçut une bouteille d’alcool au pied de la table.
« Qu’est ce que c’est? Du Porto? Mais c’est qu’il nous gâte le Satan! C’était pas dans l’histoire, ça. Je te sers, tronche de ruban? »
La momie acquiesça et but timidement une gorgée. Elle eut d’abord l’air surpris pour ensuite sourire jusqu’aux oreilles. Après quoi elle se resservit elle-même.
« Doucement, tronche de ruban! Tu t’en mets plein les bandes!

– Tronche de cake toi-même! tonna le diable. Retour à la crypte.
– Je n’ai traité personne de tronche de cake, mais de tronche de ruban! se défendit Lefebvre qui s’était vite habitué au changement d’interlocuteur.
– Je vois qu’on prend de l’assurance. C’est une bonne chose.
– C’était amusant vos petits tours de passe-passe, mais je commence à en avoir marre. Et puis j’ai d’autres questions à vous poser.
– Ne vous fâchez pas! Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais vous êtes de plus en plus directif. Les projections n’en sont d’ailleurs que plus courtes!
– Vous ne vous attendiez tout de même pas à ce que je vive gentiment les scènes sans y apporter le moindre changement?
– Non, bien sûr. Simplement, je ne pensais pas que vous vous y habitueriez si vite. On va faire une petite pause maintenant. Aimez-vous jouer aux cartes?
– Je vous rappelle que je suis ici pour faire une interview.
– Et moi pour prendre du bon temps. Je ne remonte pas à la surface tous les jours quand même! Ça se fête! Puisque vous ne voulez pas jouer aux cartes, musique! »
Le diable claqua des doigts et un thème jazzy au saxophone se déclencha dans la crypte. A la surprise de Lefebvre qui pensa malgré tout à vérifier le contact de son magnétophone, Satan en personne se mit à danser sur place. Il fit apparaître une canne, un chapeau noir, ainsi qu’un splendide nœud papillon. Le personnage se trémoussait de plus en plus fort, puis se mit à faire quelques claquettes. Enfin, il se rassit et proposa des biscuits salés au journaliste.
« Merci. fit Lefebvre en se servant copieusement. Vous êtes vraiment quelqu’un de surprenant…
– Je suis le diable! Ha! Ha! Ha! Satan pencha la tête vers l’arrière. Je suis tantôt raffiné, tantôt horriblement bestial.
– Vous bestial?
– Vous voulez un exemple? Fermez les yeux. »

Le journaliste frissonna. Il gelait quasiment sur place. Une épaisse brume l’empêchait de voir où il se trouvait. Visiblement, la nuit était tombée. Lefebvre fit quelques pas et heurta quelque chose. Il s’agissait d’un tronc d’arbre. Le jeune homme en distingua plusieurs autour de lui et en conclut qu’il se trouvait dans un bois.
« Bon. Dans quelle aventure me suis-je fait embarquer cette fois-ci? se demanda le journaliste. Je suis au fin fond des bois. Il y a du brouillard. Je ne peux m’empêcher de penser au Loup-garou… »
Quelques hurlements bestiaux ainsi que la présence d’une canne à pommeau d’argent dans sa main droite confirmèrent ses dires. Lefebvre scruta les alentours, tentant tant bien que mal de percer l’épaisse couche de brume. Impossible de cerner d’où venait le bruit. D’autres cris, ceux d’une jeune fille, vinrent s’ajouter aux premiers.
« Une pauvre fille en détresse… se dit Lefebvre. Je dois être le personnage incarné par Claude Rains dans le film de George Waggner. Il va falloir affronter une bête… »
Le journaliste éclata de rire. Ce qui fit venir le monstre. Vêtu d’une chemise et d’un pantalon en toile déchirée, celui-ci était couvert de poils.
« Attends! On va s’amuser. Je vais t’aider à tuer la fille »
Le Loup-garou, tout comme ses prédécesseurs, pencha la tête de côté et regarda Lefebvre d’un air surpris. Sa poitrine couverte de poils dépassait de sa chemise et se soulevait au rythme de sa respiration. Le journaliste, continuant à ricaner, s’empara de la demoiselle qui hurlait de terreur et l’immobilisa en passant les bras autour de sa taille. L’homme loup se lécha les babines et approcha sa gueule grande ouverte de la gorge ainsi offerte.

« Non, non et non! Il y a des limites, Lefebvre. Vous poussez le bouchon un peu loin. Le diable s’agita sur son siège.
– Ne me dites pas que vous avez interrompu la scène pour me dire ça! Vous êtes gonflé! Ça commençait tout juste à devenir amusant. »
Vexé, Lefebvre ferma les yeux à nouveau et exigea d’être renvoyé dans le conte lycanthropique.
La jeune personne se retrouva dans les bras du journaliste et la crypte fut remplacée par le bois maudit. Le Loup-garou planta ses crocs dans sa jugulaire en braillant d’extase.
« Toi aussi, tu aimes le sang. Comme le comte! Après tout, Dracula, le Loup-garou, en fait, c’est les mêmes… »
Lefebvre ne put empêcher un rictus et frappa la fille avec sa canne d’argent pour l’empêcher de bouger. Amusé, le personnage à poils se mit à rire, lui aussi. Quel bon moment…

« Allez, fini de rire. Vous avez compris la leçon, Lefebvre.
– Quelle leçon? Le jeune homme fixa le diable avec surprise.
– Tout ceci. Les monstres! L’horreur! Le sens de ma présence dans cet univers!
– C’est ce que vous avez voulu démontrer une fois de plus avec ce Lon Chaney Junior en peluche? Votre place en ce monde?
– Parfaitement! La laideur d’un sujet n’empêche pas sa réussite. Ronsard s’est surpassé avec Je n’ai plus que les os. Et pourtant, il n’y a dans ce texte rien de franchement festif. Ce soir, c’est pareil. Vous avez été confronté à des choses horribles et pourtant, ne me dites pas que vous ne vous êtes pas amusé! »

Les deux personnages se regardèrent longuement. Le clac du magnétophone informa le journaliste que la bande était terminée. Lefebvre ferma les yeux une dernière fois, mais pour réfléchir. Il s’était effectivement amusé. Tout cela n’était que fiction. Ne valait-il pas mieux ça qu’une pulsion macabre refoulée? Sans doute que oui…
Le jour venait de se lever. Le jeune homme rouvrit les yeux. Le diable n’était plus là. Seule une installation excentrique à base d’os témoignait de l’incroyable dialogue qui venait d’avoir lieu.
Lefebvre referma sa mallette et prit le chemin du retour. Songeur, il leva la tête vers le soleil naissant et respira à pleins poumons.
« Personne ne se doutera jamais de la série de répliques et de projections qui s’est déroulée dans cette crypte… »

Sophismes (nouvelle)

Un 24 Décembre sur un quai de gare, un homme d’une cinquantaine d’années attend assis, les mains dans les poches. Il porte un imperméable beige, un pantalon en toile noir, une moustache, des cheveux bruns mi-longs, et le deuil d’une nouvelle journée passée. L’endroit est désert. Le quidam semble être le seul voyageur en partance pour Pontoise. Des néons électriques aux efforts amoindris par un brouillard épais produisent avec rage une blancheur opaque d’hôpital dans un concert de soupirs prolongés. Au bord de l’immobilité, l’individu trésaille tout de même de froid tout en crispant ses poings chaque seconde un peu plus fort.

Un second personnage arrive au bout du quai. Il fissure à chaque pas le silence de larges failles, tandis que l’introversion du premier individu s’efface à la vue d’un interlocuteur potentiel. Des poils gris sous le nez et une casquette en velours sur le crâne, le moustachu s’assoit à son tour, enfournant ses immenses mains gantées dans son duffle-coat. Proche de la cinquantaine, il soupire d’aise une fois installé, croise calmement les jambes et force le respect dû à son âge.
 » C’est bizarre, constate le plus jeune, vous n’avez pas la tête de quelqu’un qui va réveillonner!
– Qu’est ce qui vous fait dire ça?
– Vous êtes crispé. Vous avez l’air de faire les choses à contrecœur.
– Parce que c’est de votre plein gré que vous attendez le train?
– Naturellement, sinon je prendrais l’automobile.
– En train ou en voiture, le trajet reste une concession. On en revient toujours à la même chose.
– Sauf qu’en ce moment, il n’est pas question de trajet, mais d’attente. Nuance.
– Ne cherchons pas midi à quatorze heures, voulez-vous? Quand on attend, c’est rarement pour le plaisir. L’otage de guerre, le joueur remplaçant, le château de sable en construction, l’étudiant avant l’examen, l’enfant la veille de l’anniversaire, l’insecte en quête d’une fenêtre ouverte et enfin l’usager attendant son train, nul n’est à l’abri du « mauvais moment à passer », de la « perte de temps », de « l’instant gâché ». Alors ne venez pas me dire que l’attente d’un train ne vous crispe pas!
– Si je n’aimais pas attendre, je vivrais sur mon lieu de travail.
– Mais vous m’emmerdez à la fin! J’ai le droit d’être crispé avant d’aller faire la fête sans qu’il y ait le moindre lien entre ces deux états!
– C’est excessivement violent pour un premier contact. Vous en êtes à votre cinquième réplique et vous sortez déjà des grossièretés.
– Vous comptez mes répliques, monsieur?
– Elles manquent de cohérence.
– Foutez-moi la paix! »
L’homme au duffle-coat se tourne avec mépris. Le premier se rapproche et murmure sur le ton de la confidence:
« Je suis sûr qu’un indésirable va se joindre à vous.
– N’importe quoi!
– Si! C’est cet invité douteux qui vous crispe.
– Écoutez, si les gens prenaient plaisir à prendre le train, ils n’en descendraient pas.
– Juste.
– Nous sommes enfin d’accord! Il faut fêter ça. Présentons-nous!
– Édouard Dussel.
– André Monsaigne ».
Les deux hommes se serrent la main. La satisfaction se lit dans le regard du premier, tandis que celui du second évoque un compromis compact entre lassitude et soumission.
« Écoutez, annonce Dussel, puisqu’ayant désormais connaissance de mon projet, vous entrez dans mon cercle de confiance, je vous propose de vous joindre à moi.
– Jeune homme, vos paroles m’échappent. De quoi parlez-vous?
– Mais du voyage, bien sûr!
– Si ce n’est que ça. Moi qui me voyais passer le réveillon avec vous… De toute façon, nous n’avons guère le choix, à moins de ne pas monter dans le même wagon… Nous prenons tous les deux la direction de Pontoise pour y retrouver les nôtres.
– Non! Vous ne saisissez pas!
– Rien du tout.
– Voyons! Mon projet!
– Monsieur, je me permets de vous demander ce que vous faites dans la vie.
– Je suis chef de rayon en grande surface et j’attends mon train, j’essaie aussi d’apprendre à connaître les autres.
– Je vous crois. Seulement, dans votre magasin, ne vous apprend-on pas que les plus courtes sont souvent les meilleures? Car figurez-vous, monsieur, que je n’ai toujours pas compris en quoi consistait votre fameux projet et que si vous espériez me faire tourner en bourrique, c’est fait depuis longtemps!
– Je n’oserais pas, s’insurge Dussel en levant les mains, cependant vous disiez qu’en prenant plaisir à voyager, on ne descend pas du véhicule. Aussi je vous invite à voyager avec moi pour l’éternité.
– Êtes-vous tombé sur la tête? D’abord je n’ai pas dit ça. J’ai dit que si les gens prenaient plaisir à prendre le train, ils n’en descendraient pas. Ensuite, je vous signale que tout train a son terminus et que vos collègues de grande surface vont faire une drôle de tête lorsqu’ils comprendront que vous avez prolongé votre congé de Noël.
– Ils sont d’accord. D’ailleurs, ce sont eux qui m’ont poussé à le faire. Quant au terminus, sachez que ce train passe par Pontoise et continue vers l’éternité.
– Vous en tenez une couche! J’aurai plus de chance de décoller une concierge d’un jeu télévisé que de vous ramener à la raison.
– Allez, en fait, ça n’est pas vrai.
– Tout de même! Vous voilà plus sage.
– Vous n’êtes pas digne de ma confiance. Je reconnais que je m’étais trompé, aussi je ne vous emmènerai pas dans mon voyage vers l’infini.
– Bon sang! Vous êtes possédé par le démon, ma parole. Ce train s’arrête à Pontoise, vous n’irez pas plus loin et moi non plus. Maintenant, laissez-moi tranquille. »
Les deux hommes croisent les bras et se tournent chacun de leur côté. Quelques secondes s’écoulent avant que le plus âgé ne se tourne vers son interlocuteur en lançant d’une voix coupable et étouffée par la honte de se prêter au petit jeu:
« En admettant que ce train dépasse Pontoise, comment expliquez-vous que les stations suivantes ne soient pas indiquées?
– Parce qu’elles n’existent pas.
– Parce qu’elles…? Bon sang! Voilà que je me mets à croire à vos salades! Je ne veux plus vous entendre!
– Pourtant, j’ai réussi à vous faire poser une question sur le sujet en très peu de temps. C’est la preuve que vous vous y intéressez…
– C’est ça! Mettez-moi au défi de réussir à ne pas en poser une deuxième tant que vous y êtes!
– Pourquoi pas?
– Tenu. D’autant plus que le train n’est pas pressé d’entrer en gare, votre petit challenge tuera le temps. »
Le plus jeune se lève et marche lentement sur le quai, comme pour chercher l’inspiration.
« Supposons que je dise vrai, accepteriez-vous de monter avec moi?
– Pas de supposition! Je n’accepte rien sans certitude.
– Justement, êtes-vous certain que ce train s’arrête à Pontoise?
– Le guichetier me l’a dit. De plus, c’est écrit sur les fiches horaires.
– Pourquoi ne seraient-elles pas fausses?
– Et le guichetier?
– Qu’est-ce qui vous dit qu’il ne ment pas?
– Le bon sens. On ne ment pas à ses clients.
– Sauf quand on leur vent l’éternité. Vous connaissez beaucoup de personnes qui accepteraient un pareil voyage?
– Vous.
– Moi? Je suis comme les autres. Je suis tombé dans le panneau. J’ai pris un billet pour Pontoise et me voilà embarqué vers l’infini.
– Je ne vous crois pas. On n’achète pas un billet pour Lyon quand on sait que le train est pour Marseille.
– Je ne l’ai su qu’après!
– Après quoi?
– Après avoir acheté mon billet. J’ai su aussi pas mal de trucs sur ce qui se passe pendant le voyage. Ça vous intéresse?
– Non.
– Dommage. Vous auriez su ce qui arrive à ceux qui veulent descendre. Tant pis…
– Tant pis, oui.
– Bien sûr, vous ne me demandez pas comment je sais tout ça.
– Je ne vous le demande pas, car c’est ce que vous attendez.
– Je n’attends rien de plus que le train pour l’infini.
– Infini ou pas, il met bien longtemps… C’est d’autant plus fâcheux, mon ami, que votre présence m’insupporte avec abondance. Je sature!
– Ce train est prévu avec du retard. Faites-vous une raison.
– Du retard?
– Oui.
– Un retard de combien?
– Me voilà fort déçu. Vous venez, par votre question, de mettre un terme à notre petit jeu.
– Ma question n’a rien à voir avec vos histoires. Un retard de combien?
– Je vais vous répondre, mais admettez votre défaite. Vous m’avez posé une question en rapport direct avec mon fameux train.
– Je vais vous en poser une autre: à quoi marchez-vous? Héroïne? Ecstasy? L.S.D.?
– C’est bien ce que je pensais. Vous êtes comme les autres. Vous ne me faites pas confiance.
– Mais enfin, comment voulez-vous faire confiance à un bougre d’hurluberlu qui prétend prendre le train pour ne jamais en descendre? Et d’abord que voulez-vous y faire?
– Cette fois, ne dites pas que votre question n’est pas liée au sujet qui nous intéresse…
– Soit. Vous avez gagné. Vous êtes rigolo comme tout avec vos histoires et on ne peut pas faire autrement que d’en être curieux, mais pour l’amour du ciel, répondez-moi. Que voulez-vous faire avec ce train?
– Je vous l’ai déjà dit: gagner l’éternité.
– Mais enfin, pourquoi?
– Pour fuir cette fête atroce. Savez-vous que Noël est à l’origine la célébration de l’anéantissement des conifères? Qu’est-ce que c’est, Noël? La destruction totale d’une espèce végétale, mon cher, totale!
– Et la naissance du Christ? (Les traits de Monsaigne se relâchent, il rit intérieurement).
– La naissance du Christ n’est qu’une couverture. Le crime est annuel et la détention illicite de sapins de Noël dans les foyers en est la preuve.
– Posséder un sapin chez soi, et qui plus est à la période des fêtes, est tout ce qu’il y a de plus légal!
– Ne riez pas Monsaigne. La prise d’otage de sapin chez les particuliers est le plus gros pied de nez de l’humanité au royaume végétal. Les plus tendres ont parfois pitié du détenu et finissent par l’abattre pour abréger ses souffrances. Les autres le gardent sans scrupule. Certains poussent même le vice jusqu’à le replanter pour que le malheureux goûte encore son humiliation à la face du ciel. Songez à ce que doit ressentir le végétal, car ni ses cris, ni ses pleurs n’effaceront le souvenir atroce de son séjour chez les hommes. La famille l’arrache à ses racines pour le rabaisser sous terre en lui infligeant honte, souffrance et envie. Et de ripailler, et de s’enlacer, et de rire, la bonne parole aux lèvres en s’aimant sans aucune retenue comme par hasard, le soir où l’arbre est loin des siens. L’horreur atteint son paroxysme à l’ouverture des cadeaux. Au pied du détenu, bien sûr. Comme pour lui rappeler une dernière fois que n’est récompensé que celui qui le mérite: l’homme. Oui, Monsaigne, l’organisation du gang est à ce point parfaite que les cadavres s’entassent sur les trottoirs, au lendemain de la satanique exécution, tel le trophée du chasseur aguerri qui orne l’entrée de sa demeure d’un crâne ou d’une patte de gibier. Alors ne venez plus me dire que cette fête est celle des chrétiens. »
André Monsaigne a depuis longtemps décroisé les bras. D’abord réticent à l’idée de converser avec ce dément aux explications aussi obscures que sa dégaine, le moustachu prend goût au jeu et dépasse le stade de l’agacement pour pénétrer celui de la curiosité intellectuelle la plus poignante.
Jusqu’où ce malade des quais de gare va-t-il aller? Devant quel argument ce spécialiste de l’incontinence verbale s’arrêtera-t-il? Comment ce débiteur de sophismes s’y prendra-t-il pour convaincre Monsaigne de le suivre?
Celui-ci se jure de tenir tête au détraqué et de ne pas partir avant de l’avoir poussé à bout.
 » Préparez-vous à mon questionnaire, je veux tout savoir.
– Je n’ai rien à vous dire.
– Comment voulez-vous que je vous croie?
– Suivez-moi.
– Certes, mais en attendant, vous pouvez très bien répondre à mes questions car si, comme vous le prétendez, ce train part pour l’éternité, vous n’aurez aucun mal à m’en parler.
– Que voulez-vous dire?
– Je vous le répète, je veux tout savoir.
– Suivez-moi et vous saurez tout.
– Ce n’est pas une réponse.
– Vous l’aurez voulu.
– Oh, que oui!
– Je vais tout vous dire.
– J’y compte bien. Et puis ça tombe à pic, je veux tout entendre.
– Vous sentez-vous prêt?
– Plus que jamais.
– Bien, je vous écoute.
– Comment? Mais je n’ai rien à vous dire, c’est vous qui…
– C’est moi qui vais répondre à vos questions. Je vous écoute.
– Hum!
– …
– A moins de tourner en rond, le parcours ne doit-il pas s’achever à un moment ou à un autre?
– Permettez-moi de vous rappeler que ce train ne tourne pas en rond, il roule pour l’éternité.
– Vous avez réponse à tout avec cette formule!
– J’ai la réponse à vos questions, Monsaigne.
– Bon. L’état du train se doit d’être révisé régulièrement. Qu’en dites-vous?
– L’entretien? Pensez donc! Avec une telle finalité, pour autant qu’on puisse employer ce terme, c’est une machine à énergie renouvelable qu’on a mise au point.
– Bien sûr… Autre exemple: la nourriture. Si le train ne s’arrête pas, comment les voyageurs se réapprovisionnent-ils en nourriture?
– Les passagers subissent une opération.
– Une opération? Je m’y attendais…
– Une opération en montant.
– En montant?
– Oui, pour que leur organisme se contente de séraphioule.
– Du séraphioule? »
Monsaigne est perplexe. Avalant sa salive, il ouvre grand les yeux pour montrer qu’il veut en savoir plus.
« Le séraphioule est un liquide vitaminé qui remplace la nourriture. Il contient tout: lipides, protides, glucides, sels minéraux…
– Je suppose que le séraphioule est renouvelable?
– Tout à fait. Un convertisseur de gaz se trouve dans la locomotive. Il transforme le carbone en séraphioule.
– Autrement dit, les voyageurs assurent eux-mêmes leur subsistance.
– Vous êtes moins stupide que vous avez l’air. Par contre, pensez à vos moustaches.
– Mes moustaches? Qu’est ce qu’elles ont mes moustaches?
– Il faudra les couper.
– Dites tout de suite qu’elles sont gênantes.
– Il serait stupide de prétendre ne pas en être conscient.
– Monsieur, je ne vous permets pas!
– A votre guise. Sachez seulement qu’avec une telle disgrâce, on ne vous laissera pas monter.
– Écoutez, ça fait trente ans que je fais ce trajet tous les soirs et je n’ai jamais eu de problème.
– Parce que vous ne preniez pas ce train.
– Même quai, même heure, c’est tout de même étrange…
– Même heure, c’est vite dit! Consultez votre montre.
– Cornes du diable! 19h45! Un quart d’heure de retard. Et personne sur le quai. Il doit y avoir une raison. Je vais me renseigner.
– Inutile, je peux vous répondre.
– Dussel, j’en ai assez entendu pour ce soir. Entre l’infini et les sapins prisonniers, je ne ris plus. Qu’allez-vous m’apprendre si je vous écoute? L’identité du père Noël?
– Le père Noël est un traître. D’accord, il a vendu son âme pour travailler avec les sapins et son geste a peut-être quelque chose d’héroïque. D’accord, il distribue des offrandes en guise de rançon, mais on n’a rien compris, on l’idolâtre et il y a pris goût. Quelle faiblesse! Il ferait mieux d’expliquer clairement dans quel camp il se trouve. On le prend pour le centre de la fête et on a raison. Le père Noël est un ennemi dangereux qui profite des malentendus. En quelque sorte, un piège à cons.
– Bon, je vous laisse, ma famille m’attend. »

André Monsaigne s’éloigne. Plusieurs questions se bousculent dans son esprit. Si ce type n’est pas ivre, pourquoi la Terre serait-elle ronde? S’il n’est pas sans domicile fixe, pourquoi la semaine ne comporterait-elle que sept jours? Enfin, s’il mène une vie stable, pourquoi le rap n’aurait-il aucun rapport avec la musique? Une idée terrible lui glace le sang. Peut-être étaient-ce là ses derniers instants. Peut-être Édouard Dussel est-il à l’extrême limite de sa patience et de son moral. Une dernière colère contre ce train auquel il n’a pas accès, faute de ne pouvoir en acheter le billet. Une dernière colère contre cette fête qui lui rappelle son sort et l’éloigne de ce qu’on lui montre. D’ordinaire, on ne parle pas de fête, si bien qu’on croit y avoir droit. En faire étalage prouve au contraire qu’on est loin d’y mettre les pieds.
Pourtant, Édouard Dussel ne bouge pas. Il reste assis à attendre. Le moustachu sourit. Comment cet homme si drôle et imaginatif pourrait-il mettre fin à ses jours? Il aura voulu tuer l’attente en théâtralisant à l’improviste une hypothèse de fiction. Non, il n’a pas l’intention d’attendre que le froid l’achève sur son siège. Il faudrait vraiment que Dussel la mentionne, cette intention, pour qu’André Monsaigne s’inquiète le moins du monde.

Cinquante mètres plus loin, à l’autre bout du quai, des phrases que personne n’entendra jamais s’échappent d’une bouche agacée par le goût des larmes.
« Je connais la cause du retard, Monsaigne. Le train pour l’infini mettra l’éternité pour arriver à quai. Ceux qui l’attendent ne reviennent pas. »

La voix du condamné s’efface dans la brume avant d’atteindre la silhouette d’André Monsaigne. Certains mystiques pourraient y voir d’invisibles bras tendus vers le dos du voyageur avant que le corps du son ne sombre sans un bruit, Monsaigne s’éloignant, abandonnant à son triste sort l’ombre du sans-abri.

Pintade Surgelée: Souvenir

Chapitre vingt : Souvenir

Le son de nos huit pieds heurtant le sol du hall retarda quelques élèves qui préférèrent rentrer chez eux un peu plus tard pour observer le spectacle que nous provoquions. Nous nous tenions par la main en formant un cercle, une sorte de ronde infantile. Au cours de la danse, Dimitri confia :
« L’année dernière, j’étais avec une bande de petits péteux, au moins avec vous, je suis sûr que je ne vais jamais m’ennuyer.
– C’est vrai, fis-je. Qui d’autre que nous aurait pu accepter de faire ça ?
– Oh, il suffit d’être un peu persuasif » ajouta Daniel en intensifiant le mouvement.
Des sourires poussèrent ici et là sur les visages des gamins. Quelques uns, plus audacieux, osèrent se joindre à nous. Nous fûmes bientôt une bonne vingtaine à tourner sur place comme des bourricots.
« Ça fait du bien, ça vide la tête et ça détend ! intervint Dimitri.
– En plus, ça met du soleil dans nos journées de classe ! » hurlai-je en serrant la main de mes nouveaux camarades un peu plus fort.
Attiré par le bruit, le personnel du collège participa malgré lui à la ronde scolaire. Élèves et professeurs faisant la ronde main dans la main, ça n’arrive pas tous les jours ! Les cris de joies se prolongèrent jusqu’à tard dans l’après-midi pour finalement graver en chacun de nous un souvenir inoubliable.

« Boum ! » Dimitri venait de tomber du lit. Il atterrit sur Daniel qui hurla de douleur. Il chercha à se débattre à l’intérieur du tapis, mais ne parvint qu’à rouler sur place. Il heurta violemment le mur de ma chambre. La secousse provoqua une modification de l’installation électrique et la lumière réapparut. Nous nous regardâmes les uns les autres, l’air ahuri et les yeux gorgés de larmes.
« Il ne faut pas qu’on se perde de vue, fis-je en donnant un coup de pied dans le fauteuil en mousse où Étienne venait de s’assoupir, l’avenir de notre santé morale en dépend… »