Les Enquêtes: Un homme au plafond

Alors que je m’occupai de la comptabilité de notre association, j’entendis clairement le rire de Pervost derrière la porte du local. Je reposai la note de notre dernier restaurant sur la pile des factures à trier et mis le nez sur le palier sans plus attendre. Rien. Pas même l’ombre d’une chaussure. Je retournai à mon bureau en haussant les épaules, mettant mon trouble auditif sur le compte de la fatigue. Il est vrai que je manquais de sommeil. Je m’étais réveillé la nuit précédente, suite à un mauvais rêve où je voyais la lettre b systématiquement remplacée par la lettre c dans la langue française. Je ne vous raconte pas ma réaction quand je me suis revu petit, à la cantine, en train de manger du baba au rhum! Quand le nom du gâteau a été remplacé suivant la nouvelle règle du songe, je me suis réveillé en sursaut et j’ai couru dans la salle de bain pour me rincer la bouche. J’ai eu toutes les peines du monde à me rendormir. Voilà pourquoi je pensais que la fatigue m’avait fait entendre le rire de Pervost en son absence et qu’il n’y avait pas à s’inquiéter. Hélas, je venais à peine de refermer le porte que j’entendis pour la seconde fois le ricanement redoutable. Je me ruai à l’extérieur. Toujours rien!

« Ha! Ha! faisait Pervost d’une voix fière. Par ici mon ami. Levez les yeux! »
Je m’exécutai pour découvrir mon associé tranquillement installé au plafond, la mine réjouie et les bras derrière la tête.
« Que faites-vous? demandai-je d’un air blasé (après mon cauchemar, je n’étais plus à ça prêt).
– Je savoure votre réaction.
– J’estime ma propre surprise toute en réserve, vous devez être déçu.
– Vous m’avez effectivement habitué à mieux. Je me souviens encore de votre cri strident quand Schneider est arrivé cet hiver avec une cagoule sur la tête. Vous étiez à deux doigts de perdre connaissance. Tandis que là, c’est à peine si vous m’avez vu.
– Mais si, je vous vois mon vieux. Vous êtes au plafond. Et alors? Que voulez-vous que ça me fasse.
– Ne voudriez-vous pas savoir comment j’en suis arrivé là?
– Honnêtement, non. Vous m’avez perturbé dans les comptes, je vais devoir m’y remettre. Vous m’excusez… »
Je commençai à refermer la porte quand la voix de mon associé me dissuada de prendre congés.
« Restez sur le palier Daniel, où j’appelle la police!
– La police? Pour quoi faire?
– Pour non assistance à personne en danger. Qu’est-ce qui vous dit que je suis capable de redescendre?
– Vous êtes parvenu à monter, faites la même chose en sens inverse.
– Quand vous plongez dans la piscine, êtes-vous capable de refaire la même chose dans l’autre sens?
– Je ne vais jamais à la piscine. J’ai peur de l’eau.
– Qu’est-ce que vous dites? fit la voix du professeur Schneider qui montait l’escalier en direction du local.
– Je dis que je ne vais jamais à la piscine, répondis-je.
– Il dit qu’il a peur de l’eau, compléta Pervost, toujours perché à sa place.
– C’est très fâcheux! s’exclama le professeur.
– Remarquez, dis-je, ça n’est pas l’eau qui m’effraie, ce sont les microbes qu’il y a dedans.
– Mais l’eau est renouvelée en permanence, rétorqua Schneider avec contrariété, et puis les gens se lavent avant d’y rentrer, vous devriez y réfléchir.
– Dites, s’impatienta Pervost, vous aviez remarqué que j’étais au plafond?
– Oui, oui, répondit Schneider pour avoir la paix, mais Daniel, vous savez qu’on doit être propre avant d’aller se baigner. Vous n’avez rien à craindre, je vous assure!
– Écoutez, m’emportai-je, j’ai du travail sur mon bureau, ne compliquez pas les choses avec vos conseils, je ne vous ai rien demandé.
– Je ne voulais pas vous froisser, se justifia Schneider, je suis venu pour utiliser mon télescope.
– Parfait, ironisa Pervost. Vous me verrez peut-être mieux une fois la mise au point faite sur votre appareil.
– Vous commencez à devenir pénible! s’emporta le professeur. On vous voie très bien, mon ami, et je précise que le télescope n’est pas pour vous, il est pour Pluton que je dois observer ce soir.
– Pluton? s’étonna Pervost.
– Oui, reprit Schneider, Pluton, le neuvième planète du système solaire, si vous préférez.
– Alors là, je vous arrête, intervins-je. Pluton n’est plus une planète.
– Qu’est ce que vous dites? s’offusqua Schneider.
– Pluton a perdu son statut de planète depuis 2006, confirmai-je.
– Clyde Tombaugh doit se retourner dans sa tombe.
– Je voudrais bien savoir qui est ce Clyde quelque chose, dit Pervost, et pour ma part, je me retourne vers le plafond puisque personne ne s’occupe de moi.
– Vous allez vous cogner, vous êtes trop prêt, dit Schneider, et pour répondre à votre question, Clyde Tombaugh est l’astronome qui a découvert Pluton en 1930.
– Et paf! dis-je en voyant le nez de Pervost heurter le plafond comme l’avait prédit le savant germanique.
– Ne vous moquez pas, je vous prie, dit Pervost en se frottant le nez, cela n’est pas facile d’être où je suis. D’ailleurs j’estime que vous brûlez de savoir ce que je fais là. Allez-y! Posez-moi la question!
– Pervost, vous êtes impossible, dis-je. Et d’abord que faites-vous au plafond?
– Ah! dit mon associé d’un air triomphant . Il a craqué! J’en pleure de joie. Enfin vous avez osé me poser la question qui vous préoccupait depuis le début.
– Si vous voulez, répondis-je en levant les yeux au ciel, ce qui me permit de voir que Pervost était toujours là où il prétendait être.
– Alors tenez-vous bien, je suis suspendu par un câble.
– C’est très bien! lança Scheider comme un père à son enfant ayant réussi à monter en équilibre surs une chaise pour la première fois.
– Vous, on ne vous a pas sonné, rugit Pervost. Cessez de m’interrompre. Je disais que j’étais suspendu à un câble. J’imagine que vous désirez savoir pourquoi…
– Nous ne le désirons pas, répondis-je, mais dites-le nous quand même.
– Et bien, poursuivit Pervost sans relever l’insolence de ma remarque, c’est un système d’alarme.
– Un système d’alarme? répéta Schneider avant de se taire sous la menace du regard de Pervost.
– C’est pour surprendre les voleurs. Si on vient la nuit alors que je suis attaché, je verrai la personne et pourrai la faire fuir en lui faisant peur.
– Oui, car pour ce qui est de lui courir après… commença Schneider d’une voix amusée.
– Je ne peux pas, je suis attaché! hurla Pervost de toutes ses forces en faisant bouger son installation. Et pour la dernière fois, cessez de m’interrompre!
– Mais vous n’allez pas rester comme ça toute la nuit? demandai-je, faussement inquiet.
– Pourquoi pas? répondit Pervost. Je viens de faire un test avec vous plutôt concluant car je vois bien que sous vos grands airs, vous êtes terrorisés tous les deux de me voir où je suis. Je compte revenir ce soir et ne plus bouger jusqu’à l’aube.
– Mais une chose me vient à l’esprit, dis-je en me mordant l’intérieur des joues pour ne pas rire à la remarque sur ma situation d’homme soi disant terrorisé, aucun vol n’a été commis dans notre local, n’est ce pas?
– Si, répondit Pervost, les mouchoirs en papier que j’avais laissé à ma place pour mon rhume la semaine dernière.
– Arrêtez-moi si je me trompe, dis-je, mais la semaine dernière, j’avais laissé un gâteau sur le bureau, un baba au rhum pour être précis. Quand je suis revenu de la cuisine avec une petite cuillère, il avait un aspect repoussant, ne me dite pas que…
– Si, confirma Pervost, j’ai éternué dessus car je n’ai pas réussi à mettre la main sur mes mouchoirs et or de question de faire ce genre de chose entre mes doigts.
– Cela explique mon rêve, pensai-je en retournant m’asseoir avec dégoût.
– Je vois que Daniel en a assez entendu, se lamenta Pervost. Et vous professeur, vous restez là à ne rien dire?
– Premièrement, vous m’avez défendu de parler, répondit Schneider, et deuxièmement, je vous ai pris vos mouchoirs pour nettoyer la lunette de mon télescope, mais pour l’amour du ciel, cessez de remuer de la sorte quand vous m’insultez, votre installation va finir par céder! Je vous achète un paquet neuf dès demain et je vous assure que le câble grince dangereusement, vous allez tomber, mon vieux. »

La chute de l’agent de surveillance en herbe confirma la dernière phrase du professeur et le câble ne fut jamais réutilisé. Quant à la note du baba au rhum que je venais de commander par téléphone chez le traiteur, je décidai de la faire passer en frais d’agence et la classai parmi les autres factures.

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