Les Enquêtes: Le pique-nique

« C’est une charmante idée que j’ai eu là d’organiser un pique-nique avec vous trois, déclara le professeur Schneider, très fier de lui en accélérant le pas.
– Celle de récupérer votre thermostat de trois litres d’eau pétillante que vous avez placé dans mon panier le serait davantage, confiai-je en tirant la langue avec lassitude.
– Voilà bien votre logique Daniel. Je n’ai pas de panier, vous en avez un et vous voudriez que nous soyons deux à porter quelque chose alors qu’il est possible d’épargner cette corvée à l’un d’entre nous. Votre égoïsme fait peine à voir…
– Il serait encore plus égoïste de ma part de garder le panier pour moi tout seul. Je pense que nous devrions alterner le transport de celui-ci, mon cher. »
Le professeur Schneider ne répondit rien et s’éloigna discrètement en faisant mine de s’émerveiller devant un champ de coquelicots situé sur notre chemin.

Kognakowsky et Pervost marchaient derrière nous en débattant avec conviction sur les origines du pique-nique. Leurs points de vue respectifs étaient évidemment en opposition. Pervost déclara:
« Mon ami, je pense que le pique-nique est le summum de l’évolution. C’est un luxe qui a mis des siècles à se mettre en place. Une pratique des plus modernes qui caractérise une fois de plus la suprématie de l’homme sur le règne animal. A-t-on jamais vu un rouge-gorge descendre du nid pour aller nourrir ses oisillons dans l’herbe quand arrivent les beaux jours?
– Balivernes! répondit Kognakowski. Pervost, le pique-nique est le retour à l’état sauvage. On a commencé par manger dehors pour ensuite bâtir dans les foyers des zones prévues à la dégustation. Et vous voudriez me faire croire qu’il s’agit là d’une pratique moderne? Laissez-moi rire…
– Je maintiens que ne peut s’offrir le luxe de manger dehors que celui qui s’est battu pour connaître le confort qu’il pourra ensuite délaisser temporairement. Comment voulez-vous que nos ancêtres aient eu le loisir de sortir quand l’intérieur n’existait pas? »
Furieux, le savant russe singea la démarche d’un homme de Cro-Magnon et bouscula Pervost qui n’ouvrit plus la bouche de la journée.

Nous nous étions mis d’accord pour un terrain légèrement en pente au bord d’une rivière avec un champ de vaches brunes à proximité pour avoir l’impression d’être encore plus nombreux. Le professeur Schneider sortit un sandwich de sa poche qu’il posa dans l’herbe et j’installai le saladier sur une nappe blanche à carreaux rouges que Pervost m’aida à déplier. Kognakovsky ouvrit son sac pour en sortir du poulet froid et un grand bol de mayonnaise. Schneider fouilla brusquement dans mon panier pour se saisir du thermostat auquel il bue une fort lampée sans prendre la peine d’utiliser un gobelet en plastique et laissa échapper un rot tonitruant en ouvrant bien grand la bouche pour en faire profiter l’assistance. Tout le monde se retourna y compris les vaches qui se rapprochèrent avec indignation. Le bougre souriait, la bouche toujours ouverte et se massait le ventre avec satisfaction.
« Le comportement que voici est inacceptable, déclarai-je d’un ton contrarié.
– Ben quoi? s’étonna le malappris en lâchant un deuxième rot d’une puissance moindre que le précédent, mais suffisante pour me faire monter la moutarde au nez.
– Vous n’avez rien à faire avec nous, hurlai-je. Partez d’ici!
– Où voulez-vous que j’aille manger? Dehors avec les bêtes? » répondit le professeur en regardant les vaches avec malice.
Nous prîmes sur nous pour passer outre la vulgarité de notre camarade et nous installâmes sur la couverture. Après tout, c’est lui qui avait organisé le repas, il eut été absurde de proscrire sa présence. J’avais préparé une salade de riz avec du thon et des tomates fraîches qui fut engloutie rapidement. Les problèmes arrivèrent au dessert: une tarte aux myrtilles qui fut aussitôt le centre d’attraction d’un essaim de guêpes passionnées. Nous eûmes heureusement le réflexe de rouler en galipette jusqu’à la rivière. Un fois dans l’eau, Kognakovsky joua à passer entre mes jambes à la nage avant de ressortir. Il était temps, nous étions déjà inquiets de son absence. Celui-ci sourit bêtement en mettant ses mains en éventail d’un air désolé.
“Et bien messieurs, lança Schneider, je crois que notre pique-nique est à l’eau.
– Votre humour est un peu déplacé, commentai-je. Nos vêtements sont fichus, voilà qui est fort désobligeant.
– Allez-donc sur l’autre rive me tendre la main pour me faire sortir au lieu de dire des âneries, ordonna Schneider.
– Vous êtes odieusement directif » me plaignais-je en nageant sur le dos.
Schneider en profita pour m’attraper les pieds et se laisser traîner jusqu’à la rive. J’escaladai la berge en haletant comme un animal et tendis ma main droite au professeur qui failli me faire perdre l’équilibre. Nous essorâmes nos vestes et nous allongeâmes dans l’herbe avant de repartir, histoire de reprendre notre souffle.
« Nous avons eu le temps d’avaler le salé, lança Kognakowsky, c’est déjà ça.
– Je voulais de la tarte, s’insurgea Schneider. Je ne suis pas satisfait.
– Vous êtes difficile, dis-je. Estimez-vous heureux de ne pas être couvert de piqûres, nous aurions pu manquer de réflexe. Et vous Pervost, vous ne dites rien depuis un moment…
– Il boude, répondit Kognakowski. Il n’a pas supporté que j’imite un primitif pour me moquer de sa théorie. »
Pervost leva les yeux au ciel et nous rentrâmes.

Sur le chemin du retour, les éternuements fusaient car des vêtements mouillés sur des corps d’âge mûr, voilà qui ne pardonne pas.
« Tous ça, c’est un peu votre faute, se plaignit Schneider en me regardant.
– Pourquoi dites-vous cela ? m’offusquai-je.
– Si vous ne vous étiez pas donné en spectacle pour essayer de me chasser, je suis persuadé que les guêpes seraient restées calmes.
– C’est un peu fort ! C’est vous qui avez fait le plus de bruit je vous signale !
– Il suffit ! Je n’écoute pas ce que vous me dites et sachez que je ne vous en veux pas du tout. Prenez plutôt exemple sur notre ami Pervost. On peut lui dire tout ce qu’on veut, il ne réagit pas lui au moins, n’est ce pas vieille pelure de melon ? »
Pervost ne répondit rien, mais se rua sur le professeur la tête la première. Cette dernière s’enfonça dans le ventre du savant germanique et les deux hommes roulèrent au sol tels deux écoliers se chamaillant pour une histoire de billes. Kognakowsky et moi-même tentâmes de les séparer, mais nous ne réussîmes qu’à recevoir des coups. Pervost était hystérique. Ayant accumulé de la rancœur durant toute l’après-midi, il se faisait une joie de libérer son stress en frappant quiconque se trouvait à portée de sa main. Je reçus une droite au menton et Kognakowsky un formidable coup de genou en plein ventre. La situation n’était plus de notre âge et nous dûmes rapidement cesser la querelle, haletant comme des chiens.
« Nous voilà dans un bel état, observai-je, qu’allons-nous dire à nos femmes ?
– Je n’en n’ai pas, précisa Pervost.
– Voilà qui n’est pas étonnant… » rajouta Kognakowsky.
Pervost leva la main et je voulus m’interposer, mais nous tombâmes tous les quatre au sol dans la confusion et roulâmes sur le terrain en pente jusqu’à une petite marre situé sur le bord du chemin. Nous avions essoré nos vestes pour rien et il ne nous restait plus qu’à recommencer. J’ai détesté ce moment.

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