Les Enquêtes: Les portables

« Allo ?
– Pardon ?
– Allo ?
– Mais je suis là !
– Je ne vous parle pas monsieur. Allo ? Mais non ! C’est à vous que je parlais. Non ! Sauf pour la dernière phrase !
– Mais décidez-vous, je ne comprends rien
– Silence !… Allo ? Je ne vous entends plus ! Mais ça n’est pas à vous que je demandais de faire silence, voyons…
– Ah ! Donc je peux parler ?
– Mais allez-vous vous taire !
– Il faudrait savoir ! »

Voilà en gros le type d’échange qu’on peut entendre entre un utilisateur de kit mains libres et un être humain. Schneider et Pervost en ont eu pour leurs frais ce matin. Alors que nous cherchions ensemble une bibliothèque réputée pour le confort de ses coussins dans la zone jeunesse, nous avons aperçu un drôle de bonhomme qui parlait tout seul. Mes deux compères voulant en savoir plus m’ont alors abandonné, mais j’ai pu suivre leur conversation d’une oreille que je vous rapporte ici (la conversation, pas l’oreille).
« C’est quoi ? demanda Pervost.
– Visiblement ça marche sur deux jambes… répondit Schneider d’un air détaché.
– Croyez-vous que ça parle ?
– Naturellement, sinon, ça ne serait pas dans une bibliothèque.
– Je vous arrête, mon cher. Ici on lit. Par ailleurs, il n’est pas nécessaire d’être doué de l’usage de la parole pour savoir lire. Oseriez-vous prétendre qu’un sourd muet est obligatoirement analphabète ?
– Je ne dis pas ça, mais regardez, ça ouvre la bouche… »

Mettant provisoirement un terme à la discussion, le drôle de bonhomme se mit à parler tout seul.

« On verra plus tard, chuchotait la chose, je suis dans une bibliothèque.
– Il est surtout grotesque, commenta Pervost à voix basse.
– Il doit avoir ses raisons, l’excusa Schneider. Il parle peut-être à son ventre qui lui réclame quelque nourriture?
– Ou alors il parle à ses impulsions. Il a envie de jouer du saxophone ou de manger du museau en gelée, mais il est dans une bibliothèque, alors il le signale à voix haute pour s’en persuader lui-même.
– Du museau en gelée ? s’affola l’allemand.
– Ou bien des pieds de porc à la confiture de mangue, rugit Pervost. Ne faites pas l’idiot, Schneider, vous voyez très bien de quoi je parle. Ne pensez-vous pas que la situation est déjà suffisamment terrifiante ?
– Pardonnez-moi, fit l’autre. On voit bien que nous n’avons pas les mêmes habitudes. Chez moi, on penserait plutôt à du lard aux œufs ou à du saucisson à l’ail.
– Chut ! » firent quelques lecteurs agacés en fusillant du regard mes camarades penauds.

Le drôle de bonhomme avança vers un rayon alors que Pervost ne s’y attendait pas. Ce dernier étouffa un gémissement d’effrois. Schneider prenait sur lui, mais la terreur se lisait sur son visage. Le type prit un volume qu’il manipula et le reposa aussitôt. Il passa la main dans la poche intérieure de sa veste et marcha précipitamment vers la sortie. Mes camarades marchèrent sur ses traces. Je vis le drôle de bonhomme par la fenêtre qui parlait tout seul. Il tenait quelque chose à la main et fut rapidement rejoint par mes acolytes. Je ne pouvais suivre la conversation, mais celle-ci semblait plutôt animée. Le type faisait de grands gestes pour faire taire Schneider et Pervost qui étaient en train de lui parler tous les deux en même temps. Le bonhomme parlait aussi, mais il n’avait pas l’air de leur répondre si l’on en croit son regard braqué vers le sol.

Mes deux amis ont fini par jeter l’éponge et sont venus me rejoindre dans la bibliothèque.
« Alors ? demandai-je.
– Il semble corrompu par quelque symptôme inconnu, expliqua le professeur Schneider.
– Sa vie est-elle en danger ? m’inquiétai-je.
– Je ne pense pas. Le mieux est d’appeler une ambulance.
– Regardez ! cria Pervost soudainement sous la huée des autres lecteurs. Il s’en va !
– Bon sang ! fit Schneider. Nous ne saurons jamais de quel mal souffrait cet animal ! »

C’est beaucoup plus tard que nous apprîmes l’existence du kit mains libres, mais nous ne savons toujours pas pourquoi ces drôles d’animaux qui les utilisent déambulent de la sorte en plein centre-ville.

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