« Kognakowsky, vous êtes une belle raclure, lançai-je en giflant mon acolyte de mon gant de cuir.
– Vous en êtes un autre, rétorqua celui-ci en renversant la table.
– Messieurs, s’écria la serveuse en accourant, au nom du ciel, que s’est-il passé ?
– Ce qu’il s’est passé ? répondis-je. Je vais tout vous dire. »
Je pris la serveuse sur mes genoux sous le regard envieux de mon camarade et lui expliquai comment une simple divergence de point de vue sur l’usage exact des ronds de serviette nous avait amené à nous chamailler dans ce restaurant.
Nous étions, Kognakovsky et moi-même au téléphone en début de journée, pour nous donner réciproquement quelques nouvelles fraîches telles des œufs de poule venant d’êtres pondus. Au cours de la conversation, j’ai cru entendre un petit cri dans le combiné. J’ai demandé à mon camarade s’il se sentait bien, mais n’obtenant aucune réponse, j’ai fini par aller directement chez lui. J’ai sonné sans succès à sa porte que j’ai fini par enfoncer (c’est une de ces vieilles portes en bois risibles qui protègent à peine du vent). Quelle ne fut pas ma surprise de trouver Kognakovsky, illustre savant soviétique de son état, pendu au lustre de son propre séjour !
« Et bien ? demandai-je. On cherche à m’impressionner ?
– Pas du tout, répondit mon interlocuteur.
– Alors expliquez-moi ce que vous faites au plafond !
– Je sauve ma vie et vous feriez bien d’en faire autant.
– Je refuse catégoriquement de me donner en spectacle comme vous le faites et j’affirme que ma vie n’est pas en danger au niveau du sol. Descendez maintenant !
– Mon pauvre ami. On voit bien que vous n’êtes pas au courant…
– Au courant de quoi ?
– Regardez sur la table, vous allez comprendre. »
Je m’exécutai pour ne distinguer nettement qu’une assiette vide, un verre à pied et des couverts. J’en dressai la liste à Kognakovsky pour avoir la paix.
« Vous le faites exprès ? rétorqua celui-ci.
– Je ne comprends pas.
– Dites plutôt que vous ne voulez pas comprendre. Regardez à nouveau. Vous oubliez le principal, mon ami.
– Je peux encore vous parler d’une corbeille de pain et d’une serviette de table. Serait-ce le pain qui vous met dans cet état ?
– Non. L’autre.
– La serviette ?
– Pas exactement.
– Vous êtes fatiguant. Soyez précis, voulez-vous ? De quoi parlez-vous exactement ?
– De ce qu’il y a autour de la serviette et qu’il me répugne de nommer.
– Le rond ?
– Ha ! Non ! Pas ça ! »
Kognakowsky s’agita et le lustre chavira dangereusement en faisant du bruit. Je m’approchai pour le récupérer en cas de chute.
« Allons mon vieux, vous n’êtes plus un enfant. Il faut prendre sur vous que diable ! Naguère je ne supportais pas qu’on prononce le mot farouche en ma présence. J’imaginais de suite une sorte d’enfant sauvage vivant dans le désert avec des cheveux rouges et un visage de porc. Et bien j’ai pris sur moi et je vous conseille d’en faire autant avec les ronds de serviette.
– Non !
– Si !
– Non !
– Rond de serviette ! Rond de serviette ! Rond de serviette !
– Arrêtez bon sang ! C’est odieux ! »
Je simulai un départ en faignant de tourner les talons, geste d’une élégance rare que je ne réussis que très rarement à exécuter sans tomber à la renverse. L’autre me rappela aussitôt.
« Ne me laissez pas tomber Daniel, nous avons vécu tellement de choses vous et moi. Si vous partez je suis foutu. Détruisez cet objet maudit, je vous en conjure !
– Expliquez-moi en quoi il vous menace et je me ferai un plaisir de l’exterminer.
– Pas ici…
– Alors descendez !
– Je ne peux pas.
– Je vais vous aider ! »
Je saisis l’objet que je séparai de la serviette propre (heureusement, sinon, je n’y aurais pas touché) et le jetai de toutes mes forces sur Kognakovsky. Ce dernier hurla comme un forcené et chuta brutalement sur un tapis persan aux couleurs criardes. Il chercha l’objet de son angoisse que je dissimulai aussitôt dans ma poche. Je lui proposai de l’emmener manger quelque part pour qu’il me donne les tenants et les aboutissants de cette singulière histoire.
Nous entrâmes dans le restaurant où nous sommes encore et c’est là que les choses ont commencé à dégénérer.
« Nous sommes au calme, confiai-je, vous pouvez parler maintenant.
– Et bien, répondit mon camarade, je pense qu’il y a un énorme quiproquo sur l’usage pré-établi des ronds de serviette.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que l’usage qu’on pourrait, qu’on devrait, qu’on va devoir en faire est absolument terrifiant.
– Mais encore ?
– Je ne regarde plus mon rond de serviette de la même manière depuis ce matin.
-Vous faites bien des mystères.
– Il vaut mieux que je n’en dise pas plus. Vous n’aimeriez pas ce que je pourrais vous dire.
– Alors ne dites rien.
– Merci.
– Et vous vous en êtes rendu compte pendant que je vous parlais au téléphone ?
– Tout à fait. J’ai pris peur en voyant qu’il m’attendait sur ma table et je me suis réfugié où je pouvais.
– Sur votre lustre…
– Il valait mieux sur mon lustre que dans votre postérieur… » plaisanta le soviétique.
La serveuse nous regarda d’un air stupide.
« C’est à ce moment que nous nous sommes emportés et que vous êtes arrivée mademoiselle. Mais je sens que les tensions retombent. Nous allons régler la note et prendre congés. Encore pardon pour la table. »
Nous remîmes tout en place avant de partir et je serrai la main de mon collègue psychopathe avec son propre rond de serviette en guise de bracelet. Émeute générale devant le restaurant.