Les Enquêtes: Ronds de serviette

« Kognakowsky, vous êtes une belle raclure, lançai-je en giflant mon acolyte de mon gant de cuir.
– Vous en êtes un autre, rétorqua celui-ci en renversant la table.
– Messieurs, s’écria la serveuse en accourant, au nom du ciel, que s’est-il passé ?
– Ce qu’il s’est passé ? répondis-je. Je vais tout vous dire. »

Je pris la serveuse sur mes genoux sous le regard envieux de mon camarade et lui expliquai comment une simple divergence de point de vue sur l’usage exact des ronds de serviette nous avait amené à nous chamailler dans ce restaurant.

Nous étions, Kognakovsky et moi-même au téléphone en début de journée, pour nous donner réciproquement quelques nouvelles fraîches telles des œufs de poule venant d’êtres pondus. Au cours de la conversation, j’ai cru entendre un petit cri dans le combiné. J’ai demandé à mon camarade s’il se sentait bien, mais n’obtenant aucune réponse, j’ai fini par aller directement chez lui. J’ai sonné sans succès à sa porte que j’ai fini par enfoncer (c’est une de ces vieilles portes en bois risibles qui protègent à peine du vent). Quelle ne fut pas ma surprise de trouver Kognakovsky, illustre savant soviétique de son état, pendu au lustre de son propre séjour !
« Et bien ? demandai-je. On cherche à m’impressionner ?
– Pas du tout, répondit mon interlocuteur.
– Alors expliquez-moi ce que vous faites au plafond !
– Je sauve ma vie et vous feriez bien d’en faire autant.
– Je refuse catégoriquement de me donner en spectacle comme vous le faites et j’affirme que ma vie n’est pas en danger au niveau du sol. Descendez maintenant !
– Mon pauvre ami. On voit bien que vous n’êtes pas au courant…
– Au courant de quoi ?
– Regardez sur la table, vous allez comprendre. »
Je m’exécutai pour ne distinguer nettement qu’une assiette vide, un verre à pied et des couverts. J’en dressai la liste à Kognakovsky pour avoir la paix.
« Vous le faites exprès ? rétorqua celui-ci.
– Je ne comprends pas.
– Dites plutôt que vous ne voulez pas comprendre. Regardez à nouveau. Vous oubliez le principal, mon ami.
– Je peux encore vous parler d’une corbeille de pain et d’une serviette de table. Serait-ce le pain qui vous met dans cet état ?
– Non. L’autre.
– La serviette ?
– Pas exactement.
– Vous êtes fatiguant. Soyez précis, voulez-vous ? De quoi parlez-vous exactement ?
– De ce qu’il y a autour de la serviette et qu’il me répugne de nommer.
– Le rond ?
– Ha ! Non ! Pas ça ! »
Kognakowsky s’agita et le lustre chavira dangereusement en faisant du bruit. Je m’approchai pour le récupérer en cas de chute.
« Allons mon vieux, vous n’êtes plus un enfant. Il faut prendre sur vous que diable ! Naguère je ne supportais pas qu’on prononce le mot farouche en ma présence. J’imaginais de suite une sorte d’enfant sauvage vivant dans le désert avec des cheveux rouges et un visage de porc. Et bien j’ai pris sur moi et je vous conseille d’en faire autant avec les ronds de serviette.
– Non !
– Si !
– Non !
– Rond de serviette ! Rond de serviette ! Rond de serviette !
– Arrêtez bon sang ! C’est odieux ! »
Je simulai un départ en faignant de tourner les talons, geste d’une élégance rare que je ne réussis que très rarement à exécuter sans tomber à la renverse. L’autre me rappela aussitôt.
« Ne me laissez pas tomber Daniel, nous avons vécu tellement de choses vous et moi. Si vous partez je suis foutu. Détruisez cet objet maudit, je vous en conjure !
– Expliquez-moi en quoi il vous menace et je me ferai un plaisir de l’exterminer.
– Pas ici…
– Alors descendez !
– Je ne peux pas.
– Je vais vous aider ! »
Je saisis l’objet que je séparai de la serviette propre (heureusement, sinon, je n’y aurais pas touché) et le jetai de toutes mes forces sur Kognakovsky. Ce dernier hurla comme un forcené et chuta brutalement sur un tapis persan aux couleurs criardes. Il chercha l’objet de son angoisse que je dissimulai aussitôt dans ma poche. Je lui proposai de l’emmener manger quelque part pour qu’il me donne les tenants et les aboutissants de cette singulière histoire.

Nous entrâmes dans le restaurant où nous sommes encore et c’est là que les choses ont commencé à dégénérer.
« Nous sommes au calme, confiai-je, vous pouvez parler maintenant.
– Et bien, répondit mon camarade, je pense qu’il y a un énorme quiproquo sur l’usage pré-établi des ronds de serviette.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire que l’usage qu’on pourrait, qu’on devrait, qu’on va devoir en faire est absolument terrifiant.
– Mais encore ?
– Je ne regarde plus mon rond de serviette de la même manière depuis ce matin.
-Vous faites bien des mystères.
– Il vaut mieux que je n’en dise pas plus. Vous n’aimeriez pas ce que je pourrais vous dire.
– Alors ne dites rien.
– Merci.
– Et vous vous en êtes rendu compte pendant que je vous parlais au téléphone ?
– Tout à fait. J’ai pris peur en voyant qu’il m’attendait sur ma table et je me suis réfugié où je pouvais.
– Sur votre lustre…
– Il valait mieux sur mon lustre que dans votre postérieur… » plaisanta le soviétique.

La serveuse nous regarda d’un air stupide.
« C’est à ce moment que nous nous sommes emportés et que vous êtes arrivée mademoiselle. Mais je sens que les tensions retombent. Nous allons régler la note et prendre congés. Encore pardon pour la table. »

Nous remîmes tout en place avant de partir et je serrai la main de mon collègue psychopathe avec son propre rond de serviette en guise de bracelet. Émeute générale devant le restaurant.

Les Enquêtes: Les pigeons

Ce qui m’énerve le plus chez le professeur Schneider, c’est probablement son aptitude à défendre les animaux en toutes circonstances. Les pandas je veux bien, c’est compréhensible car ils semblent avoir du maquillage autour des yeux, à la limite les zèbres qui ont des rayures pour jouer aux Daltons, mais les pigeons… pourquoi devrait-on défendre les pigeons ?
L’une de nos récentes études nous avait amenés à résoudre l’angoissante question à laquelle personne n’a envie de répondre. Pourquoi les pigeons donnent-ils des coups de tête dans le vide en avançant ? Il faut reconnaître que nos enquêtes sont généralement passionnantes, mais vous conviendrez avec moi que les pigeons sont ici l’exception qui confirme la règle.

Schneider s’est d’abord procuré un pigeonnier qu’il a cru bon d’installer dans mon appartement, prétextant qu’il était plus spacieux que le sien.
« Nous avons un local, expliquai-je, pourquoi ne pas nous en servir ?
– J’avais oublié, rétorqua Schneider. De toute façon il est trop tard, j’ai déjà communiqué vos coordonnées pour la livraison.
– Bon. Et en quoi va consister l’expérience ?
– C’est très simple, nous allons d’abord vérifier s’il s’agit d’un réflexe conditionné ou d’un mouvement volontaire de leur part.
– Comment cela ?
– Vous verrez… » conclut Schneider d’un air malicieux.

Ce que je vis fut d’abord mon séjour entièrement occupé par une immense cage à l’intérieur de la quelle des plumes volaient en tous sens tandis que des roucoulements infernaux m’interdisaient toute forme de concentration. Schneider sourit jusqu’aux oreilles, me décocha une légère bourrade dans le dos pour signifier son enthousiasme et introduisit une petite balle à travers les barreaux.
« Je peux savoir ce que vous faites ? demandai-je, intrigué.
– J’organise une partie de football, répondit mon camarade.
– Rien de plus ?
– Rien de plus.
– Vous me rassurez. Et que comptez-vous démontrer de la sorte ?
– Je vous l’ai dit, si les pigeons font des têtes pendant la partie, leur action prouvera que le mouvement est volontaire. Regardez ! Ils forment des équipes ! »
Nous assistions en effet à un étrange rassemblement. Certains protagonistes se plaçaient vers une extrémité de la cage tandis que d’autres se dirigeaient vers l’extrémité opposée. A ma grande surprise, les volatiles se concertèrent et je suspectai Schneider de les avoir dressés pour l’occasion. Ce dernier sortit un sifflet de sa poche et donna le coup d’envois. Ce fut un festival de coups de têtes. Évidemment, les joueurs n’avaient pas le droit de voler, mais leur démarche reconnaissable entre mille rendait l’agitation dont ils étaient victimes plus grotesque encore que s’il s’était agit d’une équipe d’hommes. Il est vrai qu’au football, les joueurs courant tous après le même ballon sont risibles d’office, mais avec des pigeons, c’était extraordinaire à voir.
« Vous voyez, glissai-je à l’oreille de mon collaborateur, ils, n’ont aucune raison de le faire tous en même temps. C’est un réflexe.
– Attendez, répondit l’autre, ils s’échauffent, ça ne compte pas. »

Schneider venait à peine de terminer sa phrase qu’un formidable coup de tête donné par un volatil dans le ballon envoya celui-ci heurter les barreaux de la cage avec fracas. J’en restai sans voix et me tournai vers mon camarade qui se dirigeait déjà vers mon bureau pour écrire son rapport. Il prit ma chaise et s’empara de mon bloc-notes.
« Je mettrai tout cela en forme chez moi, dit-il, mais je me permets de rédiger une rapide petite synthèse. Alors… »
Le bougre s’empara de mon plus beau stylo à plume sans même me demander l’autorisation et se mit à chuchoter pour lui-même quelques bribes de phrases suffisamment fort pour qu’il me soit impossible de n’y pas prêter attention, mais trop faible pour que je puisse en comprendre le sens.
« Je regrette de vous interrompre, confiai-je, mais ne pensez-vous pas que votre conclusion est quelque peu prématurée ?
– Prématurée ? s’étonna Schneider en reposant mon stylo. Je ne sais pas ce que qu’il vous faut, Daniel. Que voulez-vous de plus ?
– Je ne sais pas, sans doute devrions-nous attendre que cela se reproduise.
– Que cela se reproduise ? Mais vous n’y pensez pas. Le monde doit connaître la nouvelle au plus vite. Inutile de perdre notre temps pour confirmer ce que nous savons déjà. Je termine mon rapport et vais tenter de le faire publier dès ce soir. Nous n’avons pas une minute à perdre !
– Mais…
– Il n’y a pas de mais. Contactez les canards les plus prestigieux au lieu de dire des âneries, nous gagnerons du temps. »

Je m’exécutai sous la menace d’une règle en bois que Schneider faisait tournoyer depuis un moment au-dessus de sa tête pour argumenter son point de vue. L’article n’a hélas pas été publié et nous n’en avons jamais vraiment reparlé, mais ce dont je me souviens le mieux, c’est probablement du mal que j’ai eu à descendre les oiseaux un par un dans le bois de Vincennes et surtout à démonter cette horrible cage de huit mètre sur cinq.

Les Enquêtes: Les chiens et la sirène

Et qu’en est-il des chiens qui hurlent quand la sirène se déclenche ? Vous savez, cette sirène idiote qu’on entend toujours le troisième mercredi du mois et dont l’origine m’est totalement inconnue. D’aucun prétendent d’une manière attendrissante de naïveté que nos amis quadrupèdes croient à un cri de ralliement et qu’ils jappent en retour pour confirmer leur présence. Comme c’est touchant… Pour un peu, on jurerait que ces personnes croient également au lapin de Pâques, au père Noël ou au petit Jésus. Et bien non ! Le motif de l’agitation canine à ce moment là est d’origine purement extra-terrestre. Et nous vous l’allons prouver dès maintenant.

Alors que je prenais un café en terrasse avec Pervost, la sirène précédemment mentionnée s’est soudainement déclenchée, occasionnant le renversement brutal de ma tasse sur la jambe droite de mon camarade qui ne manqua pas de hurler à son tour tant la température du breuvage était élevée.
« Vous vous prenez pour un chien ? demandai-je d’une manière provocante.
– Je me prends pour la victime d’un gros maladroit, répondit Pervost, vexé.
– Cela n’est pas une raison pour aboyer de la sorte, mon cher. A l’instar de nos amis à quatre pattes, vous semblez profondément affecté par la sirène, je me trompe ?
– Oui.
– Bon. Je vois avec force regret que vous ne me proposez rien.
– Pardon ? Je ne vous suis pas. Que suis-je censé proposer ?
– De m’offrir un autre café, voyons !
– Un autre café ? Vous ne manquez pas d’air ! Pour quelle raison je vous pris ?
– Pour vous vous faire pardonner. Cela va de sois, répondis-je en souriant.
– C’est un comble, c’est vous qui me renversez du café sur la jambe et ce serait à moi de me faire pardonner ?
– Vous m’avez fait peur avec votre réaction d’enfant gâté car seuls les enfants gâtés crient de la sorte pour de telles occasions. Vous m’avez par ailleurs meurtri les tympans et de plus, vous m’avez fait perdre un euro quatre-vingt. »
La mort dans l’âme, Pervost m’offrit un autre café et la vielle dame qui avait suivi notre conversation se replongea dans La Chartreuse de Parme dont elle avait interrompu la lecture au moment où Pervost s’était donné en spectacle.
« Je ne voudrais pas paraître grossier, lançai-je, mais pourquoi les chiens aboient-ils quand ils entendent une sirène ?
– Par politesse, suggéra Pervost. Ils répondent à ce qu’ils prennent pour un appel.
– Cela ne se tient pas. Quand mon voisin m’appelle, je ne réponds jamais et Dieu sait si je suis poli.
– Il vous appelle souvent ?
– Il n’est plus tout jeune et chaque fois qu’il tond sa pelouse, il a tendance à m’appeler par-dessus la haie pour que je vienne l’aider à vider les sacs pleins.
– Et alors ?
– Alors je le faisais au début, mais au bout de la troisième fois, j’en ai eu ma claque.
– Et alors ?
– Alors depuis, j’ai pris l’habitude de m’enfermer dans ma salle de bain avec un bon livre ou une bande dessinée du genre Quick & Flupke chaque fois qu’il passe la tondeuse.
– Et alors ?
– Alors vous allez arrêter de dire et alors, ça devient insupportable ! »
Il y eu un long silence à la suite duquel Pervost toussa brutalement.
« C’est une maladie, m’emportai-je, j’ai failli renverser mon café !
– Il ne vous est jamais venu à l’idée que le problème venait peut-être de vous ? répondit Pervost.
– Comment cela ?
– Vous êtes peut-être un tantinet nerveux…
– Pour en revenir aux chiens, je pense que leur agitation est d’origine extra-terrestre.
– Vous n’êtes pas sérieux.
– Non, mais mon caractère ne change rien à ce que j’affirme. L’agitation d’un chien quand il entend une sirène est d’origine extra-terrestre. Point.
– Pouvez-vous m’expliquer cela ?
– Je ne pense pas.
– Souhaitez-vous que je le fasse à votre place ?
– Si vous y tenez…
– Non. Pas du tout. Alors expliquez-moi ce que vous avez à m’expliquer nom d’une pipe ! C’est tout de même votre théorie !
– C’est très simple. La sirène qu’on entend le troisième mercredi du mois est à mon sens un signal émis par des êtres venus d’un autre monde.
– A votre sens ? Si vous voulez mon avis, votre sens est affecté par quelque spiritueux nocif dont vous devriez ralentir la consommation.
– Je ne voulais pas de votre avis Pervost, c’est d’ailleurs ce qui me dérange le plus chez vous, cette tendance à vouloir décider à la place des autres.
– Une réflexion supplémentaire et je quitte la table.
– Sérieusement, le signal dont je vous parle hypnotise l’animal qui répond de façon automatique car ses oreilles perçoivent certaines fréquences qui nous sont inconnues.
– Vous espérez me faire croire à une histoire pareille ?
– J’espère surtout que ça n’est pas moi que vous viendrez trouver quand une armée de pitbulls envoyée par les extra-terrestres viendra exterminer l’humanité pour leur projet de colonisation.
– Ce que j’admire le plus chez vous, c’est votre optimisme à toute épreuve.
– Attention Pervost, j’ai horreur de l’ironie !
– Et moi, j’ai horreur de votre moustache !
– Comment ? Vous ne me l’aviez jamais dit !
– Vous ne me l’aviez jamais demandé…
– Vous êtes d’une humeur exécrable mon cher, je préfère encore aller courir.
– Ce que vous venez de dire est très vulgaire. Vous savez que je déteste le sport. Et puis ce serait plutôt à moi de prendre congés.

Pervost parlait dans le vide, j’étais déjà parti et j’entendais sa voix au loin. Je sais par expérience qu’il déteste rester seul à une table et je suis persuadé qu’il s’est adressé à la vieille dame pour disserter sur Stendhal.

Les Enquêtes: Les singes

C’est en revoyant la scène où Pierre Richard est kidnappé par un gorille dans le film La Chèvre que le professeur Schneider et moi-même sommes arrivés à la conclusion suivante sur notre étude simiesque entreprise le mois dernier : certains grands singes sont en réalité des hommes coupés de la société et dissimulés sous des costumes marrants pour qu’on leur fiche la paix.
La preuve en est l’air idiot que certains d’entre eux prennent dans les reportages animaliers. Ils savent qu’on les filme alors ils simulent. Il faut les voir se frapper la poitrine, décortiquer bêtement un morceau de bois ou simplement se gratter là où on se gratte quand on se croit seul. Un vrai gorille ne ferait jamais ça. Les grands singes sont beaucoup plus conviviaux. On parle de grimace, mais ils rient, tout bêtement. Vous arriveriez à garder votre sérieux vous, en voyant les narines de vos congénères encore plus dilatées qu’un trou de balle de golf (je précise) ?
Mon ami Schneider a rencontré plusieurs individus dont le comportement s’apparente à une preuve concrète de leur appartenance à ces communautés de marginaux costumés.
L’un d’entre eux s’absente régulièrement, prétextant un week-end à la campagne et ne se déplace jamais sans son étrange mallette. Que celle-ci contienne autre chose qu’un costume de singe recroquevillé ne me paraît pas concevable.

Toutes ces questions nous préoccupaient comme il se doit au plus haut point jusqu’au jour où je décidai de tenter moi-même l’expérience. Je partis seul au Congo avec un costume de singe que je revêtis et me glissai subrepticement dans la forêt la plus proche. Là, j’attendis sagement que des congénères potentiels viennent à ma rencontre. Je ne tardai pas à apercevoir un spécimen costumé dans le taillis voisin. Je le laissai s’approcher et continuai mes activités l’air de rien. Nous nous regardâmes un long moment. Je souris intérieurement en songeant que ce marginal déguisé me prenait sans doute pour l’un des siens. Au bout d’un certains temps, voyant que l’autre ne réagissait pas, je m’avançai le premier et lui murmurai à l’oreille :
« En dehors du système, vous aussi ?
– On ne peut rien vous cacher, fit l’autre. Il n’y a pas de honte n’est ce pas ?
– Les choses n’étant plus ce qu’elles étaient, il est normal que nous changions d’apparence nous aussi, le rassurai-je.
– A qui le dites-vous.
– Et depuis quand pratiquez-vous cette… fuite ?
– Et bien… balbutia mon interlocuteur avant de marquer un temps d’arrêt, suite à un licenciement, j’ai décidé de me retirer occasionnellement du monde réel.
– Et vous avez bien fait. Pour ma part… (je m’empressai d’improviser un scénario) j’ai perdu mon épouse dans un terrible accident. Alors me voilà.
– Que tout cela est triste !
– Heureusement, je constate en vous rencontrant que la solitude se dissipe vite. Dommage que je ne puisse vous voir.
– Allez ! fit-il. Enlevons nos masques. »
Joignant le geste à la parole, il découvrit son visage et je me retrouvai en face du professeur Schneider. Le bougre avait eu la même idée que moi et je n’avais rien vu, le masque modifiant sa voix. Je m’empressai d’enlever le mien, après quoi il y eut un silence troublant.
« Je pense que nous devrions mener l’opération ensemble » confia-t-il.
Nous remîmes aussitôt nos masques et attendîmes la venue d’un tiers. Un troisième congénère ne tarda pas à nous rejoindre. Schneider fut le premier à intervenir :
« Renégat, vous aussi ? » risqua-t-il pour lui signifier notre sympathie.
La silhouette recula soudainement. Schneider tenta de le rassurer, mais l’autre s’énerva et lui saisit brusquement la main. Mon collègue commença à se débattre, mais rien n’y faisait. J’étais sur le point d’intervenir lorsque le gorille, car c’en était un, grogna violemment en agitant le pauvre Schneider tel le nourrisson secouant son hochet de la main pour mieux évacuer le stress d’une situation déplaisante. J’assommai l’animal à l’aide d’une grosse pierre et relevai le professeur à moitié évanoui.

Après tout, nous étions peut-être les deux seuls hommes à s’être jamais isolés du monde sous des costumes des singes. Cela dit, peut-être pas…

Les Enquêtes: L’annonce RV917

Il doit forcément y avoir une explication rationnelle au pourquoi du comment de la publication d’annonce pour offre déjà pourvue. C’est ce que je me suis efforcé de comprendre ce week-end, gâchant pour l’occasion une partie de jeu de l’oie qui se voulait endiablée, ce qui provoqua d’ailleurs un semblant de dispute fort dispensable avec ma compagne. D’aucun prétendent qu’il s’agirait d’une obligation contractuelle visant à satisfaire les engagements pris par les sociétés auprès des annonceurs alors que la place est déjà réservée depuis parfois longtemps à un proche de la direction ou de quelqu’un de haut placé. Il m’est moi-même arrivé, au cours de mes recherches, de postuler pour une offre mise en ligne en début de matinée et téléphoner aussitôt au numéro indiqué pour m’entendre dire que la place était déjà pourvue. Qu’il s’agisse-là d’un complot mesquin pour décourager les candidats serait aussi une bonne explication, mais avec ce qui va suivre, vous allez encore dire que je vois le mal partout.

Cependant, il existe un fléau bien plus préjudiciable que la publication d’annonce pour offre déjà pourvue. Je fais évidemment référence à la publication d’annonce pour offre inexistante. Quelle calamité n’est ce pas ? Lundi dernier, mon neveu Léopold a postulé pour un poste d’agent se surveillance dans une galerie marchande pour se faire de l’argent de poche. L’annonce figurant dans un journal consacré sous la référence RV917 mentionnait l’existence d’un CDI à temps plein pour le compte d’une agence de prestation de services que Léopold contacta immédiatement par courrier. Le lendemain, on lui répondit par téléphone que son profile correspondait parfaitement à l’annonce et surtout, on lui posa la question suivante :
« Que recherchez-vous exactement, monsieur ?
– Ben…, répondit Léopold avec fermeté, un CDI à temps plein… comme sur l’annonce, quoi…
– Nous allons étudier votre demande et vous recontacter dans les plus brefs délais. Au revoir, monsieur. »
Le jeudi suivant, mon neveu reçu un courrier de l’agence dans sa boîte aux lettres l’informant qu’aucune offre ne correspondait à sa demande…
Bon, vous me direz : pas de quoi fouetter un chat… qui de toute façon ne vous aurez rien fait. Cependant, vous conviendrez avec moi qu’une réponse visant à expliquer que le profile de Léopold ne correspondrait pas au poste ou mieux encore, que la place serait déjà pourvue serait tout de même plus acceptable. Pour ma part, j’ai aussitôt contacté l’agence pour leur demander à quoi correspondait réellement l’annonce RV917, ce que Léopold n’avait pas osé faire. J’ai pris mon téléphone, parlant avec toute l’insolence dont je suis capable, un peu comme la fois où j’ai refusé de faire la vaisselle deux soirs de suite, ce qui provoqua d’ailleurs un semblant de dispute fort dispensable avec ma compagne :
« Bonjour, j’appelle pour savoir si l’annonce RV917 correspond bien à une offre de CDI à temps plein.
– Oui monsieur.
– Vous me rassurez. Je pensais qu’il s’agissait d’une annonce laissée par un vieux porcinet obèse pour dénicher une femme dans notre belle ville.
– … Écoutez monsieur, je ne suis pas sûre de vouloir en entendre d’avantage. Dites-moi simplement si cette annonce vous intéresse.
– Ce qui m’intéresserait, madame, ce serait de savoir si le directeur des ressources humaines n’a pas autre chose à faire que de faire tourner les demandeurs d’emploi en bourrique en publiant des annonces d’offres inexistantes.
– Pardon ?
– Vous m’avez très bien compris. L’offre RV917 n’est que le point de départ d’un engrenage méprisable visant à pousser les candidats au suicide, une sorte d’ignoble machinerie dont le dénouement serait le génocide d’une génération entière et dont votre société serait l’élément déclencheur. Il est indéniable que vous vous rendez complice d’une telle démarche aussi je ne vous salue pas… Madame ? »

Ce dont je ne m’étais pas rendu compte, c’est que la standardiste avait raccroché depuis un moment, mais je reste convaincu que l’offre RV917 a été spécialement conçue pour générer d’avantage de violence chez les jeunes. Et si personne n’en parle, c’est probablement par peur des représailles d’une petite standardiste hautaine qui, j’en suis sûr, ne sait même pas que Bob Mathias était le nom de l’assistant du docteur Héléna Russel dans la série Cosmos 1999.

Les Enquêtes: D’une profession à l’autre

C’est avec Pervost, de l’association dont je vous ai parlé précédemment, que nous avons ensemble élaboré une stratégie visant à démasquer l’existence des anciens nageurs chez les dentistes. Car il y en a ! La profession en compte un bon paquet et comme moi, vous conviendrez qu’il est assez déplaisant de se faire soigner la bouche par un type qui ne manquera pas de comparer votre salive au chlore de l’eau de piscine. L’ancien nageur le fait d’office. Ca ne peut pas ne pas arriver. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’inverse ne se produit jamais. Pervost et moi savons de source sûre qu’aucun dentiste ne s’est jamais reconverti dans la natation. Il aurait en nageant la désagréable impression de baigner dans la salive d’un de ses patients. Nageurs professionnels qui me lisez, s’il y en a parmi vous qui êtes d’anciens dentistes, faites-le moi savoir. J’attends de vous rencontrer.

Je vais, à regret, citer le docteur Sipret, responsable de la perte accidentelle d’une de mes molaires gauches. Sipret, bien que s’étant trompé de côté en m’opérant, a tous les symptômes de l’ancien nageur. Il respire bien, il a les épaules carrées et surtout, il n’a pas peur de l’eau. Je le sais, il m’a accompagné sur le perron de son cabinet et il se trouve qu’il pleuvait ce jour-là. Et bien Sipret n’a pas crié. Loin de là ! On sentait même dans son regard, la lueur reconnaissante de l’élément camarade retrouvé. La preuve en est le self-control dont il a fait montre face au déluge. Et je maintiens que seul un ancien nageur en est capable.

De son côté, Pervost a poursuivi l’enquête avec Antoine Beaupoil, nageur professionnel en fin de carrière. Tâtant le terrain à l’aide d’allusions diverses, Pervost a fini par lui poser carrément la question :

« Et dans quel domaine souhaiteriez-vous vous reconvertir l’an prochain ? »

Beaupoil n’a pas répondu clairement car avec le bruit régnant généralement dans ce type d’endroit, vous vous doutez bien que Pervost aurait franchement perdu son temps ne serait-ce qu’en écoutant la réponse, mais le nageur lui a souri de toutes ses dents.

Il faudrait vraiment être d’une mauvaise foi écœurante pour n’en point comprendre l’allusion. Je pense qu’il n’y a rien à ajouter n’est ce pas ? Sceptiques, faîtes vous connaître, vos arguments me plaisent déjà.

Bien à vous.

Les Enquêtes: De l’élevage des poules

Ce qu’il y a d’ennuyeux avec les poules, c’est qu’on se pose tous la même question à leur sujet, à savoir pourquoi ne vivent-elles pas en appartement ? Car après tout, la poule n’a aucune raison de causer le moindre dégât. Il suffirait de la nourrir comme un chat (je parle ici du simple fait de nourrir l’animal et ne compare en rien la nature même des aliments car vous conviendrez avec moi que le grain et la pâtée n’ont rien de comparable. Cela dit, nourrir l’un avec l’aliment de l’autre pourrait être une expérience intéressante, mais là n’est pas la question), il suffirait donc de la nourrir comme un chat (encore faudrait-il avoir fait l’expérience d’acquérir un chat au moins une fois dans sa vie et de l’avoir nourri soi-même, mais tout le monde doit, au pire, en avoir entendu parler), il suffirait, disions-nous, de nourrir la poule comme un chat, de la choyer et de la laver (vous verrez, c’est très drôle !), il suffirait enfin de l’aimer (pas trop tout de même, car vous risqueriez de souffrir quand l’animal disparaîtra), et je ne vois pas en quelle manière cet oiseau sympathique pourrait causer le moindre trouble.

Voici d’ailleurs trois bonnes raisons de posséder une poule :
1) – La poule est bête. Elle vous servira de faire-valoir en période de doute existentiel.
2) – La poule glousse, ce qui est plaisant. J’affirme que c’est un fond sonore comme un autre. Quand on entend ce qui passe à la radio de nos jours, de mon temps, c’était tout de même autre chose. Quelle sombre époque, n’est ce pas ?
3) – Enfin, la poule a un nom rigolo qui évoque le ball-trap et il faut avouer qu’il est plus facile à épeler que celui de Kognakowsky.

Cela dit, je connaissais quelqu’un dont le père était fermier et qui possédait une importante collection de ces charmants volatiles. Encore que la poule ne sachant voler convenablement, peut-on encore la classer dans la catégorie des volatiles ? Passons. Et bien ce quelqu’un qui avait pourtant l’opportunité de le faire, que diable, n’a jamais voulu garder ne serait-ce qu’un seul spécimen en dépôt chez lui! Pourtant, Dieu sait de quels avantages cet homme aurait bénéficié en acceptant chez lui une pensionnaire à plumes et qui plus est, une amie de la famille…
Outre les trois points évoqués précédemment, on pourrait rajouter la compagnie, tout simplement. Et sans aller jusqu’au sous-entendu zoophile (qui ne saurait être cautionné en aucune façon en ces pages, étant donné l’aspect grand public de ce document), j’affirme que le fils du fermier aurait tout à gagner à inviter l’animal à le rejoindre au lit les soirs d’hiver, ne serait-ce que pour lui servir de bouillotte.

Lorsque j’en parlai à mon psychiatre, voici ce qu’il me dit :
« Voilà une façon économique, écologique et sympathique de voir les choses ! »
Depuis qu’il m’a dit ça, je suis convaincu d’une chose, c’est que la plus part d’entre nous voudrait posséder une poule à la maison, mais n’ose pas à cause de cette peur ridicule du qu’en dira-t-on? et autre conformisme grotesque. Je sais que certains méprisent les poules par fierté. Je sais aussi qu’ils me feraient arrêter si je leur disais que j’envisage d’en prendre une chez moi et je sais qu’ils ne perdraient pas une seconde pour appeler le SAMU, mais je sais surtout qu’ils sont des amoureux refoulés des poules. Car qui n’aime pas les poules? Etes vous conscient qu’en ayant une poule à domicile, on peut avoir des œufs gratuitement et tous les jours?

Comme quoi ceux qui méprisent les poules ne savent pas ce qu’ils perdent.

Les Enquêtes: Quel temps fait-il?

C’est avec l’aide de mes amis de l’ATPI (Association pour la Tentative de Phénomènes Inexpliqués) que j’ai trouvé un semblant de réponse à la question du pourquoi du comment de l’existence des services de météorologie pour le jour même.
Je fais partie de la race des gens qui se demandent: quel temps fera-t-il demain ? mais jamais: quel temps fait-il aujourd’hui ? Et je déclare n’avoir jamais rencontré d’individu appartenant à l’autre race. J’irais même jusqu’à mettre son existence en doute. En effet, qui serait assez sot pour attendre un flash d’information à la télévision alors qu’il suffit de regarder par la fenêtre ? Et pourtant il faut se rendre à l’évidence! Ces gens-là, et je m’excuse du mépris que je leur porte, doivent forcément exister puisque des services de météorologie en direct ont été mis en place spécialement pour eux.
C’est ainsi que mes collègues et moi-même nous sommes réunis pour nous pencher sérieusement sur cette question et voici ce qu’il s’est dit :

« Si une pareille chose existe, s’exclama en début de réunion le professeur Schneider, illustre physicien germanique, c’est probablement pour les déplacements. Quand on part, on veut savoir le temps qu’il fera quand on arrivera.
– Négatif ! s’enflamma le docteur Kognakowsky, savant sibérien éminemment renommé, pour partir en fonction du temps, le motif du déplacement ne peut-être que d’ordre récréatif, on n’annule pas un déplacement professionnel parce qu’il fait gris dehors. Or, le voyage touristique ne s’improvise pas. On prévoit les choses la veille, pas le matin même.
– Tout cela est grotesque s’enflamma Pervost, technicien de surface en électroménager qui était là bénévolement et dont je vous ai déjà parlé, si ce genre de bulletin existe, c’est pour épater le téléspectateur. Rien de plus.
– Qu’y a-t-il d’épatant à regarder dehors et à dire ce qu’on y voit à l’antenne ? rétorquai-je espiègle.
– Vous êtes de mauvaise foi, fit Schneider hors de lui, ce service existe pour les déplacements, point final. Et ne me dites pas que ça n’est pas crédible, vous auriez été les premiers à reporter la réunion si un ouragan s’était déclenché aujourd’hui.
– Vous n’êtes pas sérieux ! s’indigna Pervost. Aucun ouragan n’a jamais été signalé par ici.
– C’est justement grâce à la météo qu’on s’en est aperçu, rétorqua Schneider.
– Oui, mais pas grâce à la météo en direct en particulier, rétorquai-je, ça ne se tient pas, voyons !
– Que je sois changé en espadrille si la météo en direct n’a rien à voir avec les déplacements ! rugit Schneider tel un fauve en furie.
– Faîtes attention à ce que vous dîtes professeur, confiai-je, ou je vous embarque avec moi sur la côte pour mes congés.
– C’est ridicule, ajouta Kognakowsky qui trépignait dans son coin depuis un moment. La télévision nous emmerde et vous m’emmerdez aussi !
– Dîtes donc, soyez poli ! rétorqua l’auteur de ces lignes.
– Vous ne comprenez pas que les médias se payent la tête de la population ? reprit l’autre. On vous méprise et vous remuez la queue. Vous me décevez. Je pars à la campagne, les paysans qui ne se sont jamais trompés de sens en enfilant leur couvre chef connaissent encore la dignité, eux. »

Après s’être ainsi ouvertement gaussé de la mode des casquettes à l’envers chez les jeunes, le docteur claqua la porte. Personne n’osa prendre la parole. Après plusieurs minutes d’un silence pesant, il fut décidé que la réunion s’en tiendrait là. C’est la raison pour laquelle, et j’y tiens, je ne peux, en conclusion de ce passionnant chapitre, rien faire d’autre que de vous inviter à vous rendre à la rétrospective Terence Fisher qui se tient cette semaine à la cinémathèque de Bercy. Car pour ce qui est de la météo en direct, c’est un sujet générateur de conflits aux enjeux terrifiants qui ne saurait être abordé plus longtemps dans un recueil de récits humoristiques.

Bien à vous.

Les Enquêtes: Internet

Je ne pense pas vous avoir encore parlé de mon ami William Pervost. C’est là une faute impardonnable que je vais m’empresser de vous faire oublier en vous narrant l’épisode de mon cyber-apprentissage avant de vous parler de notre association. En effet, c’est Pervost en personne qui m’a enseigné le maniement d’internet. Voici comment s’est déroulée cette séance.

Je m’en souviens comme si c’était hier. Il faisait plutôt bon et j’avais laissé la fenêtre du séjour ouverte. Pervost était passé en début d’après-midi pour m’installer la freebox que je venais d’acquérir le week-end précédent. Mon camarade a commencé par vérifier quelques branchements. Ça commençait déjà à me plaire. J’ai mis ma main devant ma bouche pour qu’il ne m’entende pas pouffer de rire à l’idée de le voir à quatre pattes pour faire fonctionner une machine. Il m’a ensuite réclamé le disque d’installation vendu avec la freebox. J’ai regardé Pervost avec de grands yeux. Il s’agirait d’après lui d’un disque capable d’installer ce qu’il faut dans l’appareil. Là aussi j’ai ricané en imaginant un disque compact debout sur pattes en train d’ouvrir l’ordinateur avec un tournevis pour y installer un programme. Pervost a soupiré et m’a demandé de rester sérieux, prétextant que les manipulations auxquelles il se livrait requéraient la plus grande concentration.

Dehors, un automobiliste courroucé par l’attente qu’occasionnait un camion de livraison actionnait l’avertisseur de son véhicule décapotable depuis au moins cinq bonnes minutes. Inquiet à l’idée que ce récital de klaxons ne vienne perturber la concentration de Pervost, je ramassai ce que je pensais être l’une de mes chaussettes qui traînait sur la table, la roulait en boule et la jetai de toutes mes forces sur le visage du chauffeur en colère avant de m’éloigner de la fenêtre en catastrophe. Pervost m’informa que je venais de le priver de l’étui de son téléphone portable et me demanda si je pouvais décrocher le combiné pour faire des essais. Je m’excusai pour son étui que j’avais vraiment pris pour une chaussette, reconnaissez qu’ils sont faciles à confondre, et m’empressai de faire ce qu’on attendait de moi.

J’appelai Pervost à deux reprises puis, prenant conscience du ridicule de la situation, je raccrochai vivement avant de déclarer avec gravité:
« William je ne vois pas l’intérêt de vous parler à travers ce combiné puisque vous êtes en face de moi. C’est idiot non? »
Mon camarade resta plusieurs secondes sans parler et me demanda de bien vouloir quitter la pièce.

Je comprends qu’on veuille être seul pour exécuter des manœuvres délicates, mais je suis suffisamment discret pour faire exception je pense. En tous cas, ce passage m’a un peu vexé puisque je n’étais plus au centre de l’intervention, mais dans la pièce voisine. J’ai d’ailleurs voulu mettre la radio pour tuer le temps. Hélas, le bouton marche/arrêt de la télécommande a cessé de fonctionner après la mise en route d’Europe 1 et celui qui sert à régler le volume est resté bloqué sur position maximum. Horrifié à l’idée que Pervost puisse être dérangé, j’ai pensé à débrancher le poste, mais celui-ci étant fixé en haut d’une armoire, il me fallait l’escabeau, celui qui se trouve à la cave. Je ne pouvais pas laisser mon camarade intervenir sur mon ordinateur dans un tel chahut pendant les cinq à dix minutes qu’il me fallait pour descendre, trouver l’escabeau et remonter à l’appartement, aussi ai-je eu ce que je pensais être une idée de génie. J’ai coupé les plombs.

Quand je suis remonté, Pervost était parti et rien n’était rangé.
« Tout de même, me suis-je dis, il aurait pu dire au revoir! »
Surtout que la connexion avait échoué. J’ai finalement fait venir un technicien qui est intervenu pendant que je prenais ma douche. Je m’en suis un peu voulu de l’avoir ainsi abandonné. Il est certain que tout aurait été plus simple et plus rapide pour lui si j’avais pu l’assister. Enfin, j’avais rendez-vous pour dîner le soir même et j’avais déjà pris un retard considérable sur ma toilette. En tous cas, Pervost doit être susceptible sur la question de son échec car il a toujours refusé d’en parler.

Les Enquêtes: Introduction

Il nous est tous arrivé de nous demander pourquoi les vaches normandes ont-elles des taches noires, pourquoi les pièces de monnaie roulent-elles obligatoirement sous un meuble quand on les fait tomber ou bien pourquoi manger avec les doigts devant notre futur employeur risque de compromettre nos chances d’être embauché. Des théories toutes plus navrantes les unes que les autres ont été élaborées sur quelques uns de ces sujets, mais rarement comme il se doit et je ne vous parle pas des sujets qui n’ont jamais été abordés et encore moins de ceux qui précèdent les verbes dans les phrases. Peut-on oui ou non faire tenir une souris en équilibre sur un paquet de gaufrettes ? Voilà une question à laquelle personne n’a pris la peine de répondre jusqu’à aujourd’hui. Doit-on réellement respecter l’usage préétabli des gants de toilette ? Que se passerait-il si l’on s’en servait à table ? Je suis persuadé que nous avons tous eu un jour ou l’autre une impulsion qui nous poussait à vouloir mener l’enquête sur l’une de ces questions, mais il y a toujours le téléphone qui sonne ou la rediffusion d’Amicalement vôtre sur une chaîne du câble pour nous faire penser à autre chose.

Aujourd’hui, une page se tourne. Vous allez enfin comprendre toutes ces petites choses qui vous empêchaient de dormir et qui remplaçaient dans vos rêves la religieuse au café par une barquette de moussaka périmée. Une vie de doute n’est pas une vie. Nous voulons tous des réponses. C’est la raison pour laquelle nous avons créé l’ATPI (Agence pour la Tentative de Phénomènes Inexpliqués). Je m’appelle Jérôme Daniel et je travaille avec une équipe de trois personnes. Nous sommes tous passionnés et nous avons tous le même but : comprendre. On ne peut évidemment prétendre à l’intelligence sans comprendre quoique ce soit. Vous le premier.

D’ailleurs vous n’êtes pas la seule personne à être stupide. A l’heure où j’écris ces lignes, je vois le vent se lever par la fenêtre je ne peux m’empêcher de pouffer sous cape devant tant de naïveté. Soufflerait-il avec autant d’assurance s’il savait pourquoi les zèbres ont des rayures ? Je ne crois pas, non…